Des mots pour le dire - Partie 2
MARIELLE STAMM, une romancière pionnière du journalisme informatique
Par Anne-Sylvie Weinmann, avocate et data scientist, sur la base de propos recueillis entre le 11 et le 18/01/2022 lors de plusieurs entretiens par WhatsApp et Zoom.
Avec tous mes remerciements à Marielle Stamm pour la relecture attentive de ce portrait.
Partie 1 - 08.03.2022
- Sous le soleil de Marseille, et d’ailleurs
- 1969-1973: Les années SESA
Partie 2
- Sur nos monts quand le soleil… et journalisme informatique
- L’après journalisme informatique, une vie foisonnante

Sur nos monts quand le soleil… et journalisme informatique
1974: Les débuts
«J’ai été un trait d’union, un go-between. Le terme exact est vulgarisatrice»
Dans sa relation à l’informatique, le statut de Marielle Stamm évolue. Au début témoin indirect de l’informatique et de son évolution au travers de la carrière de son premier mari, puis employée à la SESA, où elle découvre le monde des services informatiques et dont elle fait la promotion. «En Suisse je suis devenue un trait d’union, un go-between. Le terme exact est vulgarisatrice».
Poursuivant son dessein, Marielle Stamm divorce, puis épouse Auguste Wieland, veveysan pure souche. Celui-ci n’envisage pas de quitter les rives du Léman qui l’ont vu grandir: «Il n’était pas question qu’il prenne son baluchon et vienne à Paris». Marielle Stamm s’installe donc avec deux de ses enfants dans notre pays, qui était déjà le sien. Retour aux sources familiales. « Un job m’attendait, mais je ne connaissais personne, sauf mon mari ; ça a été très long avant de réussir à nouer des liens d’amitié. La Suisse n’est pas très ouverte de ce côté-là. Mais l’important pour moi était d’animer un nouveau foyer, d’élever mes enfants et de gagner ma vie. Je ne voulais pas dépendre à nouveau d’un homme pour mon pain quotidien et celui de mes enfants».
01 Informatique, les débuts: «Je suis allée interviewer les quelques abonnés suisses du journal français»
Avec l’énergie et la détermination qui la caractérisent Marielle Stamm crée, à nouveau, un emploi sur mesure. «Avant de quitter Paris pour la Suisse, je suis allée voir les responsables de 01 Informatique que je connaissais très bien car je leur fournissais des informations sur la SESA. Je leur ai proposé de devenir leur correspondante pour la Suisse puisqu’ils avaient déjà une rubrique belge. Leur lectorat en Suisse se réduisait à quelques abonnés mais ces derniers ne trouvaient aucune information intéressante sur l’informatique dans leur pays. Mes premières sources d’information ont émané d’une liste de vingt noms piochés dans les abonnés de la première heure, tous professionnels de l’informatique en charge des ordinateurs de l’entreprise où ils travaillaient: des administrations, des banques, des assurances, des hôpitaux. C’était le tout début des mini-ordinateurs, commercialisés par Digital Equipement et Hewlett-Packard. J’ai interviewé tous ceux qui figuraient sur cette liste».

Marielle Stamm pionnière
Les mots, Marielle Stamm, les choisit, les juxtapose avec maestria. Mais de ces mots si répandus aujourd’hui, ordinateur et informatique, qu’en était-il en 1974? «Quand je suis arrivée en Suisse le mot ordinateur et le mot informatique étaient absents de la presse quotidienne, une terminologie encore inconnue. La presse de niche présentant l’informatique n’existait pas encore en Suisse. Quand on me demandait quel était mon métier et que je répondais que j’étais journaliste en informatique, on me regardait avec des yeux «gros comme ça», (et de joindre le geste à la parole). C’est quoi un ordinateur? Seuls les spécialistes connaissaient ce mot et sa signification. J’étais une pionnière!».
Le mot informatique, central dans vie de Marielle Stamm, a été introduit dans la langue française par Philippe Dreyfus, président du Syntec que la pionnière a eu l’occasion de rencontrer pendant ses années à la SESA, avec le mathématicien Robert Lattès. Ce terme émane de la contraction de information et automatique. En 1962, les deux hommes ont créé le mot manquant dans notre langue et ont baptisé leur société: Société d'informatique appliquée (SIA). Ils désiraient aussi nommer le nouveau métier qu’ils pratiquaient. En 1966, acceptée par l’Académie française, l’informatique, «discipline neuve», entre officiellement dans le dictionnaire (Histoire illustrée de l’informatique, p. 146). En avril 1957 déjà, le physicien allemand Karl Steinbuch utilisait pour la première fois le terme Informatik, inventé avec Helmut Gröttrup, dans un article intitulé Informatik: Automatische Informationsverarbeitung, traduit par Informatique: traitement automatique de l'information, et publié dans SEG-Nachrichten, la revue technique de la société où Karl Steinbuch était directeur de laboratoire et de développement, à Stuttgart. Le terme Informatik était entré dans la littérature scientifique (Karl Steinbuch). Ce n’est toutefois qu’à partir de 1968 qu’il s’imposera dans le monde germanophone «comme désignation de la science à l’instar des modèles français (informatique) et russe (Информатика)» lit-on sur la page Informatik de Wikipédia.
Quant au terme ordinateur, on doit son origine à IBM France qui souhaitait pour le lancement de sa machine 650 «un terme moins indigeste que Electronic Data Processing Machine. Elle consulte en avril 1955 un professeur de littérature latine de la Sorbonne, Jacques Perret, qui suggère un mot emprunté de la théologie médiévale: «ordinateur». IBM adopte ce terme et en gardera quelques années l’exclusivité, avant de le laisser se répandre dans le vocabulaire commun» (Histoire illustrée de l’informatique, p. 131). Ordinateur: un mot recyclé? Selon le Larousse en ligne, ordinateur vient du «latin ordinator, celui qui met en ordre». Ordinateur, le bien nommé? Je vous laisse juge.
Des mots pour le dire!
Une femme, journaliste en informatique
«Ah ça c’est encore une autre histoire!» dit Marielle Stamm en riant. «De cette singularité, j’en ai souffert et j’en ai profité. Lorsque j’assistais à une conférence de presse, on me remarquait. Comme j’étais la seule femme, tout le monde se souvenait de moi. Mais parfois, j’oubliais les patronymes tout en me souvenant des visages de tous ceux qui m’entouraient». Elle rit à nouveau. «Il y avait des femmes journalistes dans d’autres domaines, ça commençait. Pour vous montrer combien les hommes étaient machos à l’époque, je vais vous raconter une anecdote. Un jour je suis invitée par un commercial en informatique, très jeune, qui me dit sur le pas de la porte du restaurant: «Quand même pour une femme, vous écrivez bien!»». Long silence dans notre conversation, puis elle ajoute: «En moi-même j’ai pensé: «Pour un homme, tu es un sacré c..!»». Éclats de rire. «C’est pour vous donner une idée de la mentalité de l’époque». 1974, en Suisse, les femmes n’ont le droit de vote que depuis trois ans! Il a fallu à Marielle Stamm à la fois conquérir, comprendre un domaine, l’informatique, pour être capable de le vulgariser, et faire sa place en tant que femme journaliste.
Home office: «J’écrivais depuis la maison et le soir je mettais ma pile de documents sous mon lit»
«Les débuts avec 01 Informatique se passaient très bien. J’envoyais toutes les semaines mon article. J’étais payée et j’avais une liberté rédactionnelle totale. J’écrivais mes articles à la main, puis je les recopiais sur la machine à écrire de mon mari. Je les envoyais à la rédaction, mais je ne sais plus comment. Bien plus tard, en 1977 Jean-Daniel Nicoud et Bobst Graphic ont inventé un système, le Scrib, qui permettait d’envoyer les articles par téléphone. J’ai écrit plusieurs articles concernant cette machine mais je ne l’ai jamais utilisée. Je ne savais pas utiliser un micro-ordinateur à l’époque. J’écrivais depuis la maison, sur le bureau de mon mari et le soir, pour lui rendre sa place, je prenais ma pile de documents et je la mettais sous mon lit. Peu à peu, quand j’ai créé le supplément suisse de 01 informatique, j’ai déclaré à mes patrons parisiens que j’avais besoin d’un bureau indépendant et d’une secrétaire. Puis j’ai embauché et formé des journalistes car des journalistes qui connaissaient l’informatique, cela n’existait pas!»
Un ordinateur vaudois récompensé dans la Cité des Anges! Ordinateur portable (de 16 kg!) pour journaliste, le Scrib résulte d’une improbable rencontre en 1976, dans un avion de la défunte Swissair en route pour Boston, entre Jean-Daniel Nicoud, pionnier de la micro-informatique et Michel Bongard, directeur technique chez Bobst Graphic, filiale de l’entreprise vaudoise Bobst. Conçu en 1977, fabriqué à mille exemplaires, il «était doté d’un coupleur acoustique qui permettait de transmettre à leur rédaction des textes, via le téléphone, à la vitesse de 3000 bits par seconde» (Disparition programmée, p. 34). Lauréat d’un premier prix d’excellence dans le domaine du traitement de texte à la Wescon de 1978, grande messe de l’électronique à Los Angeles, l’ordinateur avant-gardiste coûtait tout de même la coquette somme de dix-sept mille francs. Le Scrib impliquait de modifier des habitudes de travail bien ancrées: «Les mentalités n’étaient pas encore prêtes. Il fallait changer les habitudes des secrétaires qui avec le Scrib n'avaient plus besoin de retaper le brouillon du journaliste et devaient aussi travailler avec un ordinateur » me confie Jean-Daniel Nicoud.

Marielle Stamm a été témoin de nombreuses conséquences sociétales liées à l’émergence de la micro-informatique et de ses possibilités infinies. L’invention du micro-processeur avait ouvert toutes grandes les portes de la miniaturisation.
La révolution du microprocesseur
Dans le numéro du magazine Electronics News du 15 novembre 1971, la société américaine Intel annonçait officiellement la naissance de son premier microprocesseur: l’Intel 4004, cinquante ans l’an dernier! «A microprogrammable computer on a chip!». Une prouesse technologique de miniaturisation: réunir sur une unique puce en silicium l’ensemble des composants et fonctions d’une unité centrale de traitement (CPU) complète, commercialisée en tant que produit. Une première! 2300 transistors interconnectés sur un minuscule morceau de silicium de 3,0 mm x 4,0 mm. Que de frontières ce joyau technologique de 12 mm2, protégé dans un boîtier en céramique à 16 broches contribuera à repousser! Dans le creux de la main tient une puissance de calcul comparable à celle de l’ENIAC, quelques centimètres carrés de silicium qui changeront le monde. Le 4004, aube de la troisième révolution industrielle, a ouvert la voie aux générations suivantes de microprocesseurs Intel et à des applications toujours plus sophistiquées. Au 8008 (1972), succède le 8080 (1974), premier microprocesseur assez puissant pour piloter un clavier-écran, comme le Smaky 1 (Noël 74) et les suivants construits sur les bords du Léman, où Marielle Stamm s’apprête à faire son baptême du feu de journalisme en informatique: «couvrir» les Journées d’électronique de Lausanne (14 au 20/10/1974) dont l’invité d’honneur est le microprocesseur, ou faudrait-il dires les microprocesseur puisqu’à l’automne 1974 il en existait déjà 25 modèles différents, qui offraient d’immenses possibilités d’innovation. Marielle Stamm rapporte une première à l’époque, banale aujourd’hui: «Une utilisation amusante de l’Intel 8008 a été relatée par un représentant de la firme suisse Zeliweger qui a équipé les 500 chambres du plus grand hôtel de Kloten d’un système de réveil automatique». Magie des archives et de l’histoire, rien ne vient de rien! Les racines de notre XXIe siècle hyper numérique passaient par Lausanne: «Quelle est la véritable vocation du microprocesseur? Doit-il se contenter de supplanter le miniordinateur dans les domaines d’application de celui-ci ou doit-il se créer un domaine d’application spécifique dans des secteur où le prix du mini-ordinateur décourage son utilisation?». La réponse à ces questions se trouve chez vous, dans votre voiture, votre poche ou votre sac à main, à votre poignet. Partout! Un demi-siècle nous sépare de ces premières lignes de Marielle Stamm en terres vaudoises.

Expérience formatrice pour la pionnière du journaliste en informatique, tant le sujet est ardu. Elle y a fait la rencontre de l’organisateur des Journées d’électronique de Lausanne de 1974, Jean-Daniel Nicoud, alors tout jeune professeur au Laboratoire des Calculatrices Digitales (LCD), qui a su déceler et développer les possibilités inouïes ouvertes par les nouveaux composants que l’électronique émergente lui offrait: le transistor (1947), le circuit-intégré (1958) et le microprocesseur (1971). «La rencontre avec Jean-Daniel Nicoud a été fondatrice. Je l’ai interviewé pendant deux heures. Il m’a tout expliqué avec une infinie patience. Par la suite, nous nous sommes revus souvent. Nous sommes devenus amis et appelés par nos prénoms durant nos retraites respectives, dans le cadre du Musée Bolo, quand nous avons co-fondé, avec Yves Bolognini, la fondation Mémoires Informatiques qui gère le Musée Bolo».
De l’ambiance de ces journées, Marielle Stamm se souvient: «J’étais la seule femme (sur quelques 700 participants!), dans la vieille aula de l’avenue de Cour. Je ne comprenais rien de tout ce qu’ils disaient. Mais j’étais là. J’ai toujours fait l’éponge, je m’imbibais et ensuite je m’efforçais de rédiger des articles intelligibles. Mais surtout, j’avais eu la chance de pouvoir bénéficier des explications de Jean-Daniel Nicoud».
Hors du cercle des spécialistes, pressentait-on la révolution qui était en marche avec le microprocesseur? «Non, et surtout on n’en parlait pas dans les journaux quotidiens. J’ai collaboré avec le Journal de Genève entre 1978 et 1982 puis avec le Nouveau Quotidien dès 1991. Ce n’est qu’avec la chronique de l’informatique du Journal de Genève que l’on a commencé à parler d’informatique dans un quotidien. Le Journal de Genève était lu par les responsables de l’économie. Je décrivais pour eux les problèmes rencontrés par les entreprises dans le développement de leurs applications informatiques. Banques, administrations, hôpitaux, grandes sociétés comme Veillon. Tels étaient les enjeux à l’époque. Je traitais aussi du nouveau métier d’informaticien, de sa formation encore balbutiante. Avec l’essor des sociétés d’informatique qui poussaient comme des champignons, un autre métier a émergé: commercial en informatique ou, plus prosaïquement, les vendeurs de machines. Il y avait là un milieu économique très vivant. Toutes ces sociétés étaient concurrentes Ces commerciaux devaient se tenir au courant, grâce à la seule source d’informations disponible, les journaux d’informatique. Ma prose leur était très utile».
On vous voit sur une photo à Computer 78. Quelle était l’utilité de cet événement? «Ce salon de l’informatique romand était l’événement de l’année pour tout ce monde qui grouillait autour des petites machines censées pouvoir tout faire pour soulager le travail au sein des grandes et moyennes entreprises. Et progressivement, dans les plus petites».

«Auparavant, les ordinateurs, même les mini-ordinateurs, n’étaient pas transportables. A la fin des années 70, lorsque leur taille s’est réduite, on a pu les hisser sur des camions, les monter sur des tréteaux et démontrer quelques petits programmes. La transmission de l’information se faisait par le biais de la presse et de ces foires. Également par la publicité insérée dans les pages de nos journaux, une publicité qui nous faisait vivre. Au-delà du contenu purement technique, il y avait des offres d’emploi, des propositions de cours, de formation. Les personnes concernées étaient les informaticiens, et tous ceux qui arrivaient sur ce marché par vagues, sans rien connaître de l’informatique. 01 Informatique était un grand journal français avec beaucoup d’abonnés. J’ai réussi à développer le lectorat suisse; c’était le but!».

Du home office à la salle de rédaction: rétrospective d’un formidable développement
D’abord correspondante de 01 Informatique pour la Suisse écrivant de chez elle des articles insérés dans l’hebdomadaire français, Marielle Stamm deviendra fondatrice, directrice et rédactrice en chef d’un journal 100% made in Switzerland, puis d’un magazine avant-gardiste et coloré, dédiés à l’informatique, références en Suisse romande.
De transformation en transformation
Transformation N°1: 01 Suisse, petit frère suisse de 01 Informatique, est créé en 1980. Supplément trimestriel de son aîné français, il est diffusé uniquement en Suisse. «Le plus souvent, on y abordait un thème central, comme le traitement de texte».
Transformation N°2: Le petit frère grandit et prend son envol. En avril 1982, 01 Suisse devient Informatique & Bureautique 01, journal bimestriel d’abord, puis la cadence s’accélère avec neuf numéros par an dès 1985. «Il avait plus de pages. J’ai créé Edimont car il fallait une société inscrite au registre du commerce pour faire imprimer le journal en Suisse. Edimont SA appartenait à 01 Informatique; c’était son extension à l’international». Pourquoi Edimont? «J’habitais alors au Mont-sur-Lausanne tout simplement, et j’y louais des locaux pour héberger mon activité» précise-t-elle amusée par la question!
Exemple emblématique de l’évolution du contexte depuis les débuts de Marielle Stamm aux Journées d’électroniques de Lausanne en octobre 1974, l’homme de l’année 1982 est… l’ordinateur! Machine of the Year. Au grand dam d’un certain Steve Jobs qui se voyait déjà en haut de l’affiche. The computer moves in, l’ordinateur s’installe titre le magazine Time de janvier 1983.
Transformation N°3: Plus d’allusion au binaire, le 01 d’Informatique & Bureautique est abandonné en 1986, troqué contre le sous-titre: Le Journal romand de l’informatique. La cadence augmente encore, Informatique & Bureautique est désormais un mensuel (10 numéros par an).
En décembre 1988, coup de tonnerre! «J’ai fait route avec 01 Informatique jusqu’en décembre 1988 quand 01 Informatique a changé d’investisseur en France. Ce dernier a décidé arbitrairement de fermer la filiale suisse (Edimont SA) et la filiale belge. Nous avons été licenciés dans les 24 heures! Heureusement, le groupe lausannois Edipresse a racheté Edimont et son titre Informatique et Bureautique».
Transformation N°4: Le 3 avril 1989, Informatique & Bureautique devient hebdomadaire avec le N°68. Un nouveau sous-titre marque cette transformation: L’hebdo romand de l’informatique. «Là c’est devenu un tourbillon car faire un hebdomadaire, c’est démentiel».

«Au début, dans 01 Suisse j’écrivais tous les articles et j’avais plein de pseudos. C’était un one-woman show. Par la suite, j’ai engagé un, puis deux, puis trois journalistes. J’ai employé jusqu’à 20 personnes. C’était de la folie car, avec la crise informatique qui a débuté en 1989, le journal est devenu de moins en moins rentable».

Dès 1991, l’équipe de Marielle Stamm chez IB couvre également l’actualité informatique pour Le Nouveau Quotidien – tous les mercredis, «(un arrangement qui permettait d’arrondir les fins de mois d’Edimont). Nous fournissions une pleine page d’articles destinée au grand public». La rubrique «La Question - Votre PC» avait un grand succès. Les lecteurs pouvaient poser une question sur les nouveaux produits, logiciels, applications: un garagiste souhaitait passer à une comptabilité sur ordinateur, un certain A.R. à Lausanne cherchait à savoir s’il existait un scanner à main à connecter directement sur un portable, quels étaient les performances et les prix des imprimantes questionnait un lecteur. Les exemples sont multiples et révèlent les questions de l’époque parfois similaires à celles d’aujourd’hui. «C’était une hotline avant l’heure!» relève Marielle Stamm. «Une deuxième étape dans mon travail de vulgarisation». Les articles de la pionnière du journalisme informatique atteignent désormais le grand public.
Transformation N°5: Le journal devint magazine. La métamorphose est achevée. Le 20 janvier 1992, Informatique & Bureautique paraît pour la première fois dans ses nouveaux atours avant-gardistes et colorés: IB magazine est né!

Pourquoi un magazine en couleurs? «Il y avait de la concurrence avec des beaux magazines partout dans les kiosques. Passer à une fréquence bimensuelle et non plus hebdomadaire a permis de faire baisser la pression. Il fallait changer de rythme. La crise économique s’amorçait déjà. Nous étions sur le haut de la vague, mais la vague allait passer. Je n’ai pas vu venir la crise. Bien que plongée dans tous les journaux économiques, y compris The Financial Times, je n’ai pas compris suffisamment tôt (mais je n’étais pas la seule!) que la crise de l’industrie informatique, amorcée en 1991, allait nous affecter durablement. Une série de concentrations ont diminué le nombre des entreprises dans ce domaine. Par la force des choses, il y avait moins d’annonceurs!». IB Magazine N° 224 sera le dernier d’une longue lignée de journaux et de magazines dont Marielle Stamm a été la rédactrice en chef.

Clap de fin: Août 1993, le rideau tombe. Edipresse vend IB Magazine à un éditeur suisse-allemand. Le magazine fusionne avec Bureau suisse et devient IB Suisse. Marielle Stamm mène alors un dernier combat: «La direction d’Edipresse a décidé d’arrêter la parution du magazine, de licencier tout le personnel d’Edimont et, dans la foulée, m’a proposé le poste de directrice du marketing de 24 Heures, nouvellement créé. Je les ai alors persuadés qu’ils devaient conserver leur investissement initial en proposant à notre concurrent de racheter IB. Deux journaux d’informatique ne peuvent pas survivre sur le marché trop étroit de la Suisse romande. Vendez-le magazine à l’éditeur suisse-allemand de Bureaux et Systèmes, mon concurrent de toujours, devenu ultérieurement Bureau Suisse. Ma principale préoccupation était de préserver les postes de travail. Je ne pouvais pas me résoudre à l’idée de licencier tout mon personnel, tandis qu’un fauteuil de direction m’attendait à 24 Heures. Je les avais recrutés un à un, j’avais formé certains au métier de journaliste en informatique, je ne pouvais pas les laisser tomber! Dix-sept membres de l’équipe, sur vingt, ont été réembauchés par Fachpresse Goldbach».
«Je voulais un job!»
Vous qui vouliez simplement gagner votre vie pour élever vos enfants et être financièrement indépendante, vous avez façonné votre premier job et inventé votre métier, vous êtes devenue journaliste en informatique. Vous avez publié 225 journaux ou magazines, écrit plus de quatre mille articles, vulgarisé l’informatique à l’intention d’un nouveau public, créé une PME, formé des journalistes, dirigé une équipe et sauvé des emplois. Quel chemin parcouru depuis Paris et les crayons taillés durant votre première matinée à la SESA, et vos premiers articles rédigés en solitaire dans votre domicile vaudois.
Chapeau Madame Stamm!

Le travail de bureau se réinvente
Plume, stylo, machine à écrire mécanique, machine à boule IBM, machine à traitement de textes, micro-ordinateur ; les moyens d’écriture évoluent. Marielle Stamm est l’observatrice privilégiée, et la victime consentante de ces changements. La pionnière du journalisme en informatique a vécu plusieurs et profondes transformations sociétales liées à deux lettres qui furent deux décennies durant au cœur de sa vie: IB. I pour Informatique, la révolution des micro-processeurs, la transition entre la grosse informatique et les micro-ordinateurs, leur conquête du monde, ont été abondamment commentées dans ses articles. B pour Bureautique. « La bureautique c’est tout ce qui touche au bureau ».
IB: B pour Bureautique, le traitement de texte
Pourriez-vous nous dire comment le travail de bureau a été transformé par ce que l’on désignait alors par le mot bureautique, comment les personnes concernées vivaient-elles cela? A l’instar de ce que l’on constate de nos jours avec le développement de la robotique et de l’intelligence artificielle, je suppose que l’arrivée de ces nouvelles technologies était reçue de manière diverses par les employés de bureau, oscillant entre l’enthousiasme et la crainte de perdre leur emploi? «Comme aujourd’hui il y avait les jeunes plus ou moins fanatiques et d’autres, moins enthousiastes ou carrément analphabètes du numérique. Cela va vous paraître aberrant mais certaines personnes que je côtoie dans la résidence où j’habite aujourd’hui, à Paris, ne savent pas se servir d’un téléphone portable. Il en était ainsi avec les systèmes de traitement de texte. Ce n’étaient pas encore les micro-ordinateurs. Ces machines étaient dédiées au traitement de texte, uniquement pour écrire et corriger. Il y avait aussi les calculettes de plus en plus sophistiquées, ancêtres d’Excel. C’était ça la bureautique: écrire et calculer de manière plus facile. La fonction de traitement de texte sera finalement absorbée par les micro-ordinateurs, et ces machines deviendront obsolètes comme les machines à écrire. Les machines de traitement de texte ont permis d’automatiser les tâches d’écriture, et surtout la correction du travail des secrétaires. Auparavant, quand je relisais un texte, j’hésitais à apporter une correction car il fallait que ma secrétaire retape tout. A l’époque, il y avait une grande concurrence entre les fabricants de machines de traitement de texte et de calculettes, et entre les sociétés qui développaient les logiciels qui les accompagnaient. C’est ce qui donnait de l’intérêt à notre travail d’analyse. C’est aussi ce qui faisait vivre notre journal. Dix fabricants cela signifiait pour nous dix annonceurs cherchant à promouvoir leurs machines. Avec la crise, seuls IBM avec ses PC et Microsoft avec Word et Excel ont survécu. La concurrence avait été éliminée».

Une transition technologie vécue de manières diverses
«Quand je suis rentrée à 24 Heures en 1993, on m’a confié de nombreuses responsabilités: la promotion du journal mais aussi la coordination avec l’agence de publicité, la gestion des abonnements, les services aux lecteurs, etc. Certaines employées étaient jeunes et d’autres moins! Les plus âgées venaient pleurer dans mon bureau en me disant: «Je ne peux pas suivre ces cours de bureautique, je n’y comprends rien». Elles travaillaient sur des terminaux, on appelait ainsi les écrans reliés à un gros ordinateur central. Les micros sont arrivés dans le milieu des années 80 mais il a fallu une dizaine d’années avant que toutes les entreprises les adoptent».

Il y a plus de deux siècles déjà, en février 1812, dans une Angleterre bouleversée par la révolution industrielle, Lord Byron défendit devant la House of Lords les luddites qui se déchaînaient contre l’apparition des métiers à tisser mécaniques, une menace pour les emplois liés au travail de la laine et du coton. L’amour de sa fille Ada Lovelace pour les machines, assurément, ne venait pas de lui! (Les Innovateurs, pp.32-33).
Un article sur disquette: «Je n’avais rien pour la lire!», ou quand un Macintosh s’invite chez IB
«Cette transition a été compliquée même et aussi pour moi» reconnaît Marielle Stamm. Je n’ai acheté un micro-ordinateur qu’en 1987. Pour une journaliste en informatique, je n’étais pas très en avance!» dit-elle avec un sourire amusé. «Je m’y suis mise après avoir engagé une jeune femme comme secrétaire de rédaction, Marie-José Jones, qui restera longtemps à bord du navire IB. Elle était une groupie du début, fan d’informatique. Elle arrive à l’entretien avec un sac à dos où elle transportait son Macintosh. Je lui remets un dossier de presse d’une vingtaine de pages et lui demande de le résumer en trente lignes, un test classique pour l’embauche d’un journaliste. Elle s’isole longuement, puis réapparaît, et balance une disquette sur mon bureau en me disant: «Voilà mon article!». Sans l’avoir lu, et pour cause, je n’avais pas de machine pour le lire, je l’ai embauchée sur le champ. Je ne l’ai jamais regretté» relève Marielle Stamm, toujours avec un sourire amusé. Avec Marie-José Jones, l’entrée physique de la micro-informatique dans la salle de rédaction d’Informatique & Bureautique allait déclencher des changements en cascade. Notamment dans la manière de fabriquer un journal.
«Ensuite on a fait plier l’imprimeur»
«Nous avons dû convaincre notre imprimeur, Jean-Paul Corbaz, à Montreux, de passer de la casse, casier dans lequel les imprimeurs rangeaient autrefois les caractères en plomb, au support numérique». Grâce à IB, et à l’expertise de Marie-José Jones, il s’est équipé «d’une des premières imprimantes Postscript de Suisse pour supprimer de fastidieuses étapes intermédiaires, double saisie et maquette sur papier. En 1989, la mise en page du journal était entièrement réalisée sur Macintosh, le tout, enregistré sur disque, était digéré, sans autre intermédiaire, par la photocomposeuse de Corbaz (une grande première à l’époque, même en Europe!). Les délais de fabrication ainsi raccourcis, IB allait pouvoir devenir hebdomadaire» raconte Marielle Stamm au journaliste scientifique Roland Keller dans un article paru dans IBCom (successeur d’IB Suisse, dès le 11 novembre 1999). Le premier numéro d’Informatique & Bureautique dans sa version hebdomadaire paraît le 3 avril 1989.
«On était tout le temps en charrette, on ne regardait pas l’heure»
Informatique & Bureautique accélère sa parution: de trente-quatre numéros par an, le journal devient hebdomadaire avec quarante-cinq numéros par an. Grâce aux nouvelles technologiques, toute la chaîne de fabrication d’un journal gagne en efficacité, le temps s’accélère. Il est possible d'écrire, mettre en page, composer, imprimer plus vite, et ainsi répondre à la demande croissante d’un public curieux et friand de cette micro-informatique en plein essor. Entre 1974 et 1993 votre travail s’est considérablement accéléré? «Nous avons édité 225 numéros dont environ 125 hebdomadaires. C’était un rythme d’enfer. Nous étions tout le temps en charrette, on ne regardait pas l’heure, on finissait à minuit, on attendait le dernier article. Je n’ai pas eu beaucoup de loisirs à cette époque». Le piano s’était tu. «Mon deuxième mari m’a beaucoup aidée. Il était très fort en marketing» précise-t-elle avec son éternel sourire. «Il était très compétent et passionné par mon journal. Il m’a appris à faire des argumentaires». Le couple Stamm-Wieland, une équipe de choc!
Information et communication, Internet entre dans la danse
Sur la liste des transformations sociétales façonnées par les technologies expliquées dans les articles de Marielle Stamm, les domaines de la communication et de l’information, remodelés, figurent en bonne place.
La saga du Vidéotex
En 2009, dynamique retraitée depuis 12 ans déjà, Marielle Stamm se replonge dans les articles écrits les uns après les autres au cours des quelque vingt années de vie du Vidéotex pour nous narrer La saga du Vidéotex, l’un des ancêtres d’Internet, dont voici le résumé écrit de sa plume: «Les systèmes vidéotex ont ouvert l'accès aux banques d'informations d'une multitude d'entreprises et d'organismes. Les utilisateurs se sont d'abord servi de leur télévision, puis de terminaux spécifiques et enfin de leurs micro-ordinateurs. Initialement cantonné aux milieux professionnels, le Vidéotex s'est ensuite adressé aux personnes privées grâce à l'invasion des micros dans les foyers. Le Vidéotex suisse a connu un démarrage lent et difficile. Ouvert en 1987, le service a connu son rythme de croisière au début des années nonante, principalement grâce aux applications bancaires. Mais après avoir longtemps subi la concurrence du Minitel français, Vidéotex a été progressivement supplanté par Internet, dès 1994. Il a survécu jusqu'en l’an 2000».
La pionnière du journalisme informatique, dont la passion n’a pas pris une ride, retrace les grandes lignes de cette saga, de son élocution élégante et franche qui donne envie de l’écouter des heures durant: «En février 1978, j’ai assisté à un incroyable show à Zurich. Le concepteur du système anglais Viewdata, premier système de vidéotex européen, le célèbre Samuel Fedida, avait eu l’idée de fournir l’accès à des banques de données en temps réel. L’idée était totalement visionnaire et novatrice! Il était présent ce jour-là, aux commandes, avec quelques représentants de la very british Post Office. Leur intention était de vendre le savoir-faire de leur système aux responsables des PTT suisses. Fascinés, ces derniers ont décidé d’emboîter le pas. Mais, dans leur esprit perfectionniste bien suisse, ils ont élaboré un système trop ambitieux pour l’époque. Ni la technologie ni le savoir-faire n’étaient au rendez-vous. Il fallait mettre sur pied des banques de données, concevoir des terminaux, réaliser un réseau de communication capable de répondre aux exigences de la demande en temps réel. Rien de tout cela n’existait. Mais surtout la demande des utilisateurs n’existait pas encore. Les PTT ont démarré avec un essai pilote (février 1980), suivi d’un essai d’exploitation dont la première phase a débuté en septembre 1983, la deuxième et la troisième en mars et mai 1984. Le 1er janvier 1987 seulement, le Conseil fédéral promulguait l’ordonnance annonçant l’ouverture officielle du service public Vidéotex. Neuf longues années s’étaient écoulées depuis le show clinquant de Zurich en 1978. Toutefois, durant toutes ces années, les concurrents n’avaient pas perdu leur temps, notamment les Français, avec le Minitel. Les Français avaient pris le problème par le petit bout de la lorgnette, très intelligemment. Ils avaient compris que s’il n’y avait pas un nombre suffisant d’utilisateurs, l’affaire ne décollerait pas. Quant à l’offre, elle devait être attrayante et bon marché, voire gratuite. Quoi de mieux que l’annuaire téléphonique ? Ils ont inondé la Bretagne de Minitels gratuits, des terminaux très moches mais bien utiles ! Toutefois, la concurrence a été telle en Suisse romande que les PTT ont dû jeter l’éponge. Au moment où l’affaire commençait à marcher, en 1992, Internet a débarqué. Bilan de l’affaire, les PTT avaient perdu 10 ans et englouti des millions pour rien.
Mais pas pour tout le monde. Tous ceux qui avaient gravité autour de cet ambitieux projet, que ce soit en Angleterre, en Allemagne, en Suisse ou en France, avaient développé un savoir-faire inappréciable. Ils étaient prêts quand Internet est arrivé, les banques de données étaient opérationnelles, que ce soit chez Veillon (utilisateur pilote) ou dans les grandes banques, les agences de voyage, Swissair. Swisscom, qui a fait suite à Télécom PTT, a bien géré le tournant en développant Bluewin (1996). Internet a tué le Vidéotex. Se brancher sur Internet, c’était facile. Toutes ces entreprises étaient prêtes, elles avaient acquis le know-how grâce à leur expérience sur Vidéotex. Une saga qui a fait le bonheur de mes journalistes et nourri leurs plumes».

Presse et informatique: je t’aime moi non plus!
Madame Stamm, vous avez été témoin de ces bouleversements mais vous en avez peut-être été aussi la victime? Le Web n’a-t-il pas été le fossoyeur de la presse écrite? «Quand je suis rentrée à 24 Heures, j’ai beaucoup réfléchi à la mort programmée du papier, on en parlait déjà et de manière récurrente; c’était une mort annoncée. Pierre Lamunière, directeur général d’Edipresse à l’époque, m’a posé la question: «Vous y croyez à la presse sur ordinateur? Dans l’avenir, va-t-on lire son journal à l’écran? Et la gestion des abonnements sur ordinateur ?». Je l’ai regardé dans les yeux et lui ai répondu: «Mais c’est l’avenir Monsieur!».
La presse et l’essor de l’informatique
Le parcours de Marielle Stamm met en lumière le rôle fondamental qu’a joué la presse dans l’expansion de l’informatique, auprès des professionnels, puis à l’intention du grand public. «Le rôle de la presse aujourd’hui est plus compliqué. Tout est lié aux réseaux sociaux devenus sa principale concurrence. La presse papier aujourd’hui va mal. Ce que j’ai fait, serait impossible aujourd’hui. J’ai surfé sur une vague au bon moment. Raison pour laquelle j’ai choisi l’informatique plutôt que d’aller me faire embaucher au Louvre. Très honnêtement, l’informatique ce n’est pas ma passion mais j’ai adoré effectuer ce travail de vulgarisation».
Une passion comme moteur: «J’ai aimé vulgariser l’informatique!», au-delà des machines, l’humain
Marielle Stamm ne s’en cache pas: «Derrière les machines, derrière les logiciels, j’ai surtout vu l’être humain, l’homme (ou la femme!) qui fait marcher l’ordinateur et celui ou celle pour qui il a été conçu». Et Marielle Stamm, le go-between entre la machine et le public, de nous dépeindre cette passion pour la vulgarisation de l’informatique: «Au début, les grands ordinateurs c’était totalement abstrait pour moi. J’essayais de décrypter, de comprendre et d’expliquer. Puis, il y a eu la transition vers des systèmes plus petits. Les micro-ordinateurs sont arrivés, ont investi tous les domaines d’activités. J’étais curieuse, tout m’intéressait. J’allais dans une entreprise pour découvrir comment ils introduisaient l’informatique dans leur entreprise. Prenons un produit typiquement suisse, les montres; ce qui m’intéressait, c’était de savoir comment fonctionnait une maison horlogère. Quels étaient leurs problèmes et comment l’informatique allait les résoudre. C’est un exemple, j’aurais pu en prendre dix autres. J’ai rencontré des quantités d’entreprises et de métiers différents, des banquiers, des gestionnaires d’hôpitaux, et même des dentistes! J’ai même écrit un article sur l’informatisation des remontées mécaniques dans une petite station des Alpes vaudoises».
La presse, miroir dans lequel se reflète la vie quotidienne des gens, leurs besoins, une époque. «Le besoin d’information était universel. Nous y répondions dans Le Nouveau Quotidien par le biais de la petite rubrique «La Question - Votre PC». Tout comme dans le magazine français, L’Ordinateur individuel, où j’ai créé un supplément Le Cahier suisse de L’Ordinateur individuel (1983-1984). Chaque mois, nous publiions des petits programmes pour micro-ordinateurs, conçus par les lecteurs. Le courrier des lecteurs et la rubrique «Produits», tout comme dans Informatique & Bureautique, remportaient aussi un vif succès. Nous mettions les intéressés en relation avec les fabricants qui leur envoyaient leur documentation. C’était très interactif. J’avais aussi créé une rubrique «Le coin des Magasins». A l’époque les computers shops étaient légion, tous concurrents. Nous allions les interviewer les uns après les autres; c’était l’info locale, des sortes de micro-trottoir». En ce début des années 80, La Toile n’existait pas encore pour chercher l’information utile et faire ses emplettes. Marielle Stamm propose aussi un répertoire: 01 Digest - Annuaire général des fournisseurs en informatique et en bureautique qui sera mis à jour quelques années durant.

Ainsi, par le biais de ces rubriques, la presse informatique jouait un rôle social important: «Aujourd’hui avec les blogs, les hotlines, les réseaux sociaux, l’interaction a changé les comportements».
Désormais, Marielle Stamm a quitté le journalisme informatique. La pionnière vaudoise a fait don au Musée Bolo de toutes ses archives. «Des mètres linéaires!». Journaux et magazines, articles, livres, tableaux de l’Exposition 1973, objets-cultes comme ces puces en silicium de la première heure. Peut-être un jour, un étudiant, une doctorante, des passionnés, se plongeront-ils dans ces trésors pour interroger les témoins de l’histoire de l’informatique et nous en révéler quelques pépites. «Ils piocheront dans tout ce papier pour faire la synthèse de toutes ces histoires. Ils en reprendront le fil et le suivront jusqu’au bout comme je l’ai fait pour le Vidéotex».

La presse fait des étincelles
Archimède, son bain et son célèbre «Eurêka!», Newton et sa pomme, légendes ou faits historiques, l’inconscient collectif les associent à une découverte, une idée fulgurante, un déclic. Des pionniers de l’informatique trouvèrent l’inspiration en lisant la presse, et l’histoire s’en trouva marquée.
Californie, mi-1972, deux collègues de la Naval Postgraduate School à Monterey en Californie: Gerry Barber et Gary Kildall. Le premier, lecteur compulsif de revues techniques montre au second une publicité trouvée dans Electronic Engineering Times: «Intel Corporation offers a computer for $25». L’intérêt du futur pionnier est piqué au vif: «Pensez à la mentalité de l'époque. Vous utilisiez un système de temps partagé dont la réponse variait en fonction de l'heure de la journée. Ces petits ordinateurs 4004 promettaient un temps de réponse constant. Les problèmes qu'ils résolvaient étaient toutefois à peu près aussi gros que la puce» écrit Garry Kildall en 1993 dans son projet de mémoires (Computer Connections, p. 40). Il décèdera dramatiquement l’année suivante avant de les avoir publiées.
Issu d’une famille de navigateurs, Gary Kildall écrira pour la manivelle du bateau de son père les fonctions trigonométriques qui faisaient défaut au 4004. En 1973, il développa pour Intel, en tant que consultant cette fois, un langage de programmation de haut niveau pour microprocesseurs: PL/M (Programming Language for Microcomputers), permettant «à un programmeur de microprocesseur de s’affranchir de l'ennui de la programmation en langage assembleur» (Computer Connections, p. 49). Le client d’Intel est libéré de la contrainte d’un langage assembleur de bas niveau. Dans son article de 1974, La révolution des microprocesseurs, Marielle Stamm rapportait une des questions qui s’était posée aux Journées d’électronique de Lausanne: «Devra-ton se contenter de langages d’assemblage peu satisfaisants pour l’utilisateur ou favoriser le développement de langages plus évolués tels que le PLM qui fonctionne sur Intel 8008 et 8080?». Le pionnier américain de la programmation, à l’époque où l’équipe microprocesseur d’Intel occupait une salle de la taille d’une cuisine, conçut le premier système d’exploitation pour les microprocesseurs Intel (CP/M, 1974), «qui deviendra le premier système d’exploitation standard sur les micro-ordinateurs naissants» (Histoire illustrée de l’informatique, p. 213). Il avait très tôt compris que les mots de la publicité «Intel Corporation offers a computer for $25» sonnaient justes (sauf le prix!). A computer. Un ordinateur. Il estimait que les microprocesseurs possédaient les pleines capacités d’un ordinateur, et se refusait à les limiter à de simples contrôleurs d’équipements. «Il s'agissait d'un ordinateur très primitif, mais il préfigurait la possibilité d'avoir son propre ordinateur personnel qui n'aurait pas besoin d'être partagé par quelqu'un d'autre. C'est peut-être difficile à croire, mais ce petit processeur a lancé toute l'industrie de l'informatique» (Computer Connections, p. 40). Il n’était pas le seul à avoir compris cela, à l’instar d’une autre pionnière de la programmation: Grace Hopper. Convaincue que les programmes pouvaient être «écrits en anglais» elle a affiné des langages de programmation pour les rendre accessibles aux non-scientifiques, aux commerciaux, aux entreprises. Le langage COBOL (COmmon Business Oriented Language) figure sur la longue liste de ses contributions. A l’automne 1972, lors de la National Computer Conference, la contre-amiral retraitée de la Navy et instigatrice de la popularisation du terme bug pour décrire une erreur dans un programme informatique, fièrement vêtue de son habit militaire, sortit de son sac à main une puce Intel 4004 et souffla à Gary Kildall: «This is the future!» (Computer Connections, p. 45). Effectivement, elle tenait l’avenir dans le creux de sa main!
Visionnaire, elle avait perçu très tôt que «le matériel deviendrait une simple marchandise et que la vraie valeur résiderait dans le logiciel-la programmation», «le programme devait indépendant de la machine » (Les innovateurs; p. 200), cela n’échappera pas à un autre pionnier de l’informatique…
Côte est des Etats-Unis. Région de Boston. Un autre déclic fondateur. Octobre 1974, le premier prototype de l’Altair 8800 basé sur le microprocesseur 8080 d’Intel est prêt. «World’s first minicomputer kit to rival commercial models» titrait la couverture du légendaire numéro de janvier 1975 du magazine Popular Electronics. Cette annonce retiendra toute l’attention d’un certain Bill Gates et de son compère Paul Allen, bien décidés à écrire un interpréteur BASIC pour l’Altair. Ce défi relevé avec succès, avec l’aide de Monte Davidoff pour certains sous-programmes de maths en virgule flottante, donnera naissance à un futur géant: Microsoft! (Les Innovateurs, pp. 533ss).
L’Altair 8800, bien que destinés aux particuliers (une première !), était vendu en kit à assembler soi-même, ce qui requerrait indubitablement de posséder quelques compétences en électronique ! Les passionnés étaient enthousiastes, le succès fut au rendez-vous. Le BASIC de l’Altair était exploité sous licence par le fabricant MITS, le soft s’émancipe du hard.
L'après journalisme informatique, une vie foisonnante
1993-1997: Directrice du Marketing chez 24 Heures, le métier de la presse
«Lors de la vente d’IB magazine, j’ai été bombardée Directrice du Marketing de 24 Heures, je répondais uniquement du directeur général, comme le rédacteur en chef. Nous étions un binôme en charge du journal. «C’est rien le marketing!» disaient les journalistes qui oubliaient un peu vite que, sans les abonnés et la publicité, on n’aurait pas pu les payer. Le seul métier noble, c’est d’être journaliste, pensaient-ils. Ils m’ont embauchée à 24 Heures parce que je connaissais et maitrisais tous les métiers relatifs à l’édition de journaux: la rédaction, la gestion des abonnements, le marketing et la publicité. Je les avais appris sur les tas! Pour moi, le métier de la presse a été tout aussi passionnant que celui de vulgariser l’informatique».
Dans ses nouvelles fonctions, Marielle Stamm fourmille d’idées. Elle met sur pied le supplément de La Boussole qui contenait des articles proposant des randonnées, des balades, des histoires locales et même des adresses de restaurants, ainsi qu’une double page de cartes détaillées en échange de publicité pour l’Office Fédéral de Topographie (OFT) dans le journal, un accord qu’elle était allée négocier à Berne avec avec l’OFT. «Toutes les semaines, ils m’envoyaient une carte gratuitement». Une boîte en carton et des accessoires au sigle de 24 Heures complèteront cette aventure par monts, par vaux et par villes qui dura plus de deux ans.

Autre projet, Marielle Stamm initiera et chapotera l’opération Journaliste d’un Jour dans le canton de Vaud, un projet européen, dont la préparation s’étalait sur une année, destiné à immerger les gymnasiens vaudois dans le riche monde de la presse. «Je voyais très, très loin: former les futurs lecteurs, apprendre aux jeunes à lire un quotidien. Je voyais que le lectorat vieillissait. Encore maintenant, ce sont les vieux qui lisent les journaux. Mon intention était de continuer à faire acheter la presse papier.
J’ai accompagné cinq-cents gymnasiens vaudois jusqu’à Liège pour assister à la grande finale européenne annuelle. Nous sommes partis et revenus en train, une véritable épopée!».
Marielle Stamm, journaliste en informatique un jour, journaliste liée à l’informatique toujours. En 1997, l’opération s’est doublée d’une note humanitaire, une collecte de fonds organisée afin d’aider un journal de Sarajevo, Svijet, à acquérir…son premier ordinateur!
Marielle Stamm quittera 24 Heures en 1997, pour une «retraite», entre musique et enquêtes.
Une «retraite» entre piano et enquêtes
Après celui de Jean-Daniel Nicoud, un des pères de la micro-informatique, puis celui d’André Guignard, inventeur de la souris hémisphérique, voici avec celui de Marielle Stamm, le troisième portrait de pionniers de l’informatique que je rédige. Un point commun rapproche ces trois octogénaires: leur retraite ne peut s’écrire qu’entre guillemets. «Une retraite remplie de projets et nourrie par une énergie intacte». J’espère que cette incroyable énergie sera contagieuse pour vous qui lisez ces lignes, comme elle l’est pour moi. Mais quel est votre secret? «La curiosité!» répond spontanément Marielle Stamm.
Après des années au front de l’actualité informatique, ses enfants envolés hors du nid, Marielle Stamm se remet au piano, plusieurs heures par jour. «J’ai pris des cours de piano avec un fabuleux professeur. Ma vie est faite de merveilleuses rencontres». Elle s’implique aussi, quelques années durant, dans la fondation qui organise Les Rencontres Harmoniques autour des instruments anciens. La pionnière du journalisme informatique aurait-elle définitivement troqué le clavier d’ordinateur contre celui de son un quart-queue rapporté et installé dans son appartement, de la région parisienne, fin 2020 ? Suite au décès de son mari, elle a en effet décidé de se rapprocher de ses enfants et de ses petits-enfants, tous Parisiens.
De diverses manières, l’informatique, compagne de route de si longue date, est restée dans la vie de Marielle Stamm.

«L’ordinateur est un outil merveilleux pour écrire. Merci l’ordinateur!»
Le clavier d’ordinateur est demeuré très présent dans la vie de Marielle Stamm, car elle écrit désormais pour elle, et elle l’espère, pour le plus grand bonheur de ses nouveaux lecteurs, des romans, des enquêtes autour de secrets de famille, de sa famille.
Une question me titille. Madame Stamm, pour écrire: machine à écrire, stylo, plume, ordinateur? Sans hésitation, la réponse jaillit, avec un immense sourire, comme toujours: «Ordinateur! J’ai écrit tous mes livres sur mon écran. «Rechercher-remplacer», «copier-coller» ce sont des outils merveilleux! Les idées viennent plus facilement avec l’ordinateur qu’avec une plume» dit-elle joignant le geste à la parole, mimant de ses mains l’effervescence des idées dans son esprit. «L’écriture manuscrite se limite à quelques mots, quelques phrases griffonnées sur une page. Je déroule un fil. Il faut qu’il y ait un fil rouge pour guider ma pensée». Finie la structure rigide apprise à Sciences-Po: Intro, partie 1, Partie 2, Conclusion. Avec des paragraphes, sous-paragraphes. Des transitions; «ça, c’est la méthode cartésienne. Les anglo-saxons partent de A, suivent le fil directeur et poursuivent leur démonstration jusqu’à Z, ce qui permet toutes les digressions. Cette méthode est moins artificielle, le texte coule mieux».
Marielle Stamm a déjà quatre livres à son actif: L’œil de Lucie (2005), lauréat en 2007 du Prix Rambert 2007, (fait rarissime, le plus ancien prix littéraire de Suisse récompense une première œuvre), Triangles, publié en 2009.

Suivront les deux romans mentionnés en ouverture de ce portrait (Des mots pour le dire - Partie 1), où l’on entre dans l’univers familial de la pionnière, transformée pour l’occasion en véritable Miss Marple, héroïne d’Agatha Christie à laquelle aucune énigme ne résiste: 2014, Chère Mademoiselle et Amie, est une plongée dans une « demi » correspondance, découverte bien après le décès des protagonistes, entre son père et une femme rencontrée, en 1918, pendant ses études à Genève. Demi-correspondance, car seule a subsisté la prose de son père, «tombée du ciel, ou plutôt dans sa boîte aux lettres!».
Et vous pour votre correspondance, êtes-vous plutôt papier à lettre ou e-mail: «E-mail!». A nouveau, la réponse fuse!
En 2019, L’enquête Elterich conduit l’auteur sur les traces d’un arrière-grand-père fantôme pour finalement réunir ses ancêtres sur l’arbre généalogique, lequel grâce au formidable travail de détective de Marielle Stamm, a révélé ses secrets. «Ce n’est pas la généalogie qui m’a intéressée, ce sont les secrets de famille» dit-elle, sourire espiègle aux lèvres, regard pétillant. «C’est passionnant. Je prépare une conférence sur ce sujet et je travaille actuellement sur une autre enquête. Mais je n’en dirai pas plus! Il faut avoir des projets dans la vie, surtout quand on est âgé».
Les noms et les métiers se féminisent, une question de brûle: Madame Stamm êtes-vous auteur, auteure ou autrice? Ecrivain ou écrivaine? Romancier ou romancière? «Auteur, écrivain et romancière» répond-elle.
«Je suis de la civilisation du livre»: Disparition programmée. Le musée Bolo mène l’enquête.
Même après avoir rangé au vestiaire son habit de journaliste, Marielle Stamm continue de prêter sa plume, ou devrais-je dire son clavier, à l’informatique: La Saga du Vidéotex (2009), des morceaux choisis de la Suisse et l'informatique dans la presse, 1974-1993, commentés par leur auteur à lire sur le site smaky.ch. En 2013, Marielle Stamm co-signe avec Yves Bolognigi, initiateur du musée Bolo, un magnifique ouvrage illustré et bilingue français-anglais, Disparition programmée. Le Musée Bolo mène l’enquête, ce livre décrit l’exposition éponyme, à voir au Musée Bolo, à l’EPFL, où le musée est hébergé. Originale, provocante et ludique, elle a été inaugurée en novembre 2011, avec la présence de Peter Toth, père de l’ordinateur Cora, dont nous avons fait la connaissance précédemment dans ce portrait. «Dans cette exposition, les responsables du musée Bolo ont mené l’enquête, ont déployé ses fils et enchevêtré les preuves, les indices, les témoins, les suspects le long d’un mur aux couleurs pétantes et savamment éclairé. De cet état des lieux, jaillissent cinq pistes difficilement prévisibles il y a cinquante ans: la réduction, le camouflage, l’oubli, la dissolution, l’humanisation. Le destin de l’ordinateur est scellé, sa disparition est programmée. (…) Alors gag de geek, provocation ou vision éclairée, l’exposition Disparition programmée? C’est tout à la fois sans doute» écrit Marielle Stamm, enquêtrice un jour, enquêtrice toujours. Une exposition à voir, un livre à lire et conserver!

Last but not least, Marielle Stamm co-fonde, en 2007, avec Yves Bolognini et d’autres pionniers, La fondation Mémoires Informatiques, en charge de la conservation et de la gestion du Musée Bolo, Musée suisse de l'informatique, de la culture numérique et du jeu vidéo, dont elle restera membre du conseil jusqu’à son départ pour Paris, en 2020.
Comme souvent dans la vie de Marielle Stamm, tout avait commencé par une heureuse rencontre. Écoutons-la: «J’avais lu dans 24 Heures un article sur Yves Bolognini. J’ai appris qu’il avait ramassé des ordinateurs dans la rue et constitué une collection. Il était passionné. Je lui ai téléphoné. On s’est rencontrés. Encore une belle expérience. Il voulait créer un vrai musée mais pour cela il fallait aller chercher de l’argent. Mais impossible de le faire sans créer une fondation à but non lucratif. J’avais déjà participé à la création de la Fondation Harmoniques, et développé une expérience en la matière. Cela nous a servi et, à l’aide d’autres personnalités pionnières de l’informatique (Jean-Daniel Nicoud, Niklaus Wirth (Prix Turing 1984), Daniel Mange, entre autres), la Fondation a vu le jour en 2007. La première tâche a été de concevoir une carte de visite originale avec l’exposition «Disparition Programmée» (encore visible au Musée Bolo) pour attirer l’attention des fans, des geeks et aussi d’un public plus large. Sans oublier les mécènes et les sponsors potentiels. Inaugurée en novembre 2011, l’exposition a déjà attiré de très nombreux visiteurs curieux d’en apprendre plus sur l’histoire de l’informatique. Le Covid a hélas stoppé tous ces élans. Quand l’exposition sera démontée, il restera le livre éponyme comme témoin de cette belle aventure».
Le musée Bolo: un pépiniériste attentif, et doté d’un véritable savoir-faire technique!
Marielle Stamm ouvre L’Enquête Elterich avec un citation de Nancy Houston «Nous ne tombons pas du ciel, mais poussons sur un arbre généalogique» (Bad Girl, 2014). L’informatique s’enracine dans l’histoire des sciences, son tronc, ses branches porteuses se nomment le binaire de Leibniz: 0-1, la boucle et le sous-programme d’Ada Lovelace, l’algèbre de George Boole: Vrai-Faux, le tout électrisé par Claude Shannon, Alan Turing et John von Neumann ou la machine universelle, des ramifications outre-Atlantique, les six programmeuses de l’ENIAC, Grace Hopper, Gary Kildall, Bill Gates, Steve Jobs, chez nous Peter Toth, Jean-Daniel Nicoud, André Guignard, Niklaus Wirth, des pionniers déjà rencontrés dans ce portrait. L’arbre sur lequel notre société numérique continue de se déployer. Marielle Stamm, qui a professionnellement grandi sur cet arbre, en a distribué quelques feuilles (en papier, précise-t-elle) jusque dans le grand public.
«Le Musée Bolo fait le lien entre le passé, le présent et le futur. Il est emblématique de l’histoire de l’informatique. Je souhaite de tout mon cœur qu’il trouve enfin l’écrin qu’il mérite. Et que soient exposées non seulement toutes ces merveilleuses machines accompagnées de leurs logiciels, et de leur documentation, mais aussi la littérature qui les accompagne et où figurent mes journaux et mes magazines Un trésor qui regroupe aujourd’hui plus de cinquante mille pièces, toutes catégories confondues (ordinateurs et consoles de jeu, logiciels, livres et magazines). J’ai joint le geste à mes vœux en léguant au Musée toutes mes archives avant de quitter la Suisse.
Le Musée Bolo ne se contente pas de raconter l’histoire, c’est aussi un musée vivant. Une équipe de jeunes, geeks et passionnés, l’anime en permanence. Ils restaurent, révisent, nettoient, rallument, archivent, classent, répertorient, font l’inventaire de ces trésors parfois uniques. Le savoir-faire technique de ces Amis du Musée Bolo est tout aussi unique!
Par le biais d’événements divers auxquels il participe, le Musée Bolo dévoile aussi des objets sortis de ses collections et qui n’ont pas encore été exposés.
Ce travail admirable permet de déposer toutes ces précieuses machines sur l’arbre généalogique numérique dont le Musée Bolo est le pépiniériste attentif».

Madame Stamm, quel serait votre message à un ou une jeune, amoureux (se) des mots, de la musique et/ou de l’informatique?
Je lui dirais: «Tu vas devoir gagner ta vie, aime ton métier. Sois passionné(e) et curieux(se) et tu ne t’ennuieras jamais!»
Merci!
Avec le Musée Bolo et l’histoire de l’informatique, avec les enquêtes menées sur ses ancêtres, avec la Fondation Harmoniques et les instruments anciens, Marielle Stamm s’est immergée dans le passé. Mais elle s’est enracinée aussi dans le présent. Elle s’est affranchie, à force de persévérance et de travail, des carcans que lui imposait son époque. Pionnière dans un domaine naissant, l’informatique, plongée dans un univers cartésien si éloigné des notes, des mots et de l’art, elle a forgé son propre métier: journaliste en informatique. Elle a apprivoisé, abordé ce monde fait de 0 et de 1 dans ses dimensions techniques et humaines. Quand je lui dis que je la perçois un peu comme une navigatrice, évoluant avec aisance entre le passé, le présent et le futur, elle rit: «C’est vrai, je n’avais jamais pensé à ça». Marielle Stamm, une battante, une passionnée polyvalente, un immense sourire, une plume merveilleuse. Merveilleux. Un mot qu’elle affectionne. Avez-vous remarqué combien de fois il apparaît dans ce portrait? Merci infiniment chère Marielle Stamm, d’avoir partagé avec moi, avec nous, un peu de votre vie, d’avoir ouvert des voies longtemps interdites aux femmes. Merci de nous avoir fait entendre votre voix pour que, en suivant votre exemple, d’autres femmes courageuses fassent entendre la leur et retrouvent leur dignité et leur liberté.
Références, et pour aller plus loin
Références liées à Marielle Stamm
Marielle Stamm, Yves Bolognigi, Disparition programmée. Le Musée Bolo mène l’enquête, Presse polytechniques et universitaires romandes, 2013
Marielle Stamm, 80’000 personnes sur ordinateur à l’Hôpital cantonal de Genève, Le Journal de Genève – 16/05/1980
Marielle Stamm et d’autres journalistes, exemples de la page Informatique du Nouveau Quotidien, avec la rubrique «La Question - Votre PC»: 22/01/1992 | 10/06/1992 | 25/11/1992
Thierry Meyer, «IB Magazine» est né, Le Nouveau Quotidien – 22/01/1992
ATS, Nouveau magazine informatique. «IB Suisse» vise le rang de leader en Suisse romande, Le Nouveau Quotidien – 23/07/1993
La Boussole (24 Heures), Musée de la Presse: les archives de la presse (projet de Marielle Stamm)
Laure Delalex, Opération «Journaliste d’un jour»: la presse s’installe à l’école, Le Nouveau Quotidien – 22/09/1997 (projet de Marielle Stamm)
Marielle Stamm, La saga du Vidéotex, Histoire et Informatique, 2009
Marielle Stamm, La Suisse et l'informatique dans la presse, 1974-1993, morceaux choisis, smaky.ch
Marielle Stamm, L’œil de Lucie, Editions de l’Aire, 2005
Marielle Stamm, Prix Rambert 2007
Marielle Stamm, Triangles, L’Age d’Homme, 2009
Marielle Stamm, Chère Mademoiselle et Amie, Editions Mon Village, 2014
Interview de Marielle Stamm à propos de Chère Mademoiselle et Amie, Entre les lignes (RTS), 28/07/2017
Marielle Stamm, L’enquête Elterich, Editions de l’Aire, 2019
Anne-Sylvie Weinmann, Des mots pour le dire. Marielle Stamm, une romancière pionnière du journalisme informatique (Partie 1) – 08/03/2022
Références générales
Philippe Dreyfus, Robert Lattès, Une discipline neuve: l’informatique, Le Monde - 09/07/1964
Emmanuel Lazard, Pierre Mounier-Kuhn, Histoire illustrée de l’informatique, EDP Sciences 2019
Klaus Biener, Karl Steinbuch - Informatiker der ersten Stunde, Hommage zu seinem 80. Geburtstag, Geschichte der Rechentechnik, RZ-Mitteilungen Nr. 15 - 12/1997
Karl Steinbuch: INFORMATIK: Automatische Informationsverarbeitung. SEG-Nachrichten Heft - 4/1957
Revues SEG-Nachrichten - Stuttgart-Zuffenhausen, 1953-1958
Ordinateur, Larousse en ligne
Le Scrib, smaky.ch
Anne-Sylvie Weinmann, Une vie d’inventions. Jean-Daniel Nicoud, un des pères de la micro-informatique suisse – 23/04/2021
Anne-Sylvie Weinmann, Le microprocesseur Intel 4004, 50 ans déjà! – 10/05/2021
Anne-Sylvie Weinmann, Un virtuose de la micromécanique. André Guignard, l’horloger inventeur de la souris hémisphérique, maillon coloré de l’épopée humain-machine – 02/10/2021
L’ordinateur, Machine of the Year, Time -01/1983
Walter Isaacson, Les Innovateurs. Comment un groupe de génies, hackers et geeks a fait la révolution numérique, LGF/Le Livre de Poche, 2017
Gary Kildall, Computer Connections, people, places, and events in the evolution of the personal computer industry, 1993
Biographie de Grace Hopper, inventeuse du premier compilateur, ada-online.org
Grace Murray Hopper, Vassar Encyclopedia – 2005/2013
Enrico Natale, Entretien avec Yves Bolognini, fondateur du Musée Bolo, infoclio.ch - 05/2010 (podcast)
Wikipédia
Informatique
Informatik
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Samuel Fedida
Gary Kildall
Popular Electronics
Pour aller encore plus loin
Pourquoi pas une visite du Musée Bolo et de l’exposition Disparition programmée pour découvrir l’histoire de votre ordinateur?
Dans l'immédiat, je vous invite à découvrir quelques activités de ce pôle unique de compétences!
Des mots pour le dire - Partie 1
MARIELLE STAMM, une romancière pionnière du journalisme informatique
Par Anne-Sylvie Weinmann, avocate et data scientist, sur la base de propos recueillis entre le 11 et le 18/01/2022 lors de plusieurs entretiens par WhatsApp et Zoom.
Avec tous mes remerciements à Marielle Stamm pour la relecture attentive de ce portrait.
Partie 1
- Sous le soleil de Marseille, et d’ailleurs
- 1969-1973: Les années SESA
Partie 2
- Sur nos monts quand le soleil… et journalisme informatique
- L’après journalisme informatique, une vie foisonnante
Lorsque j’ai demandé à Marielle Stamm si les mots constituaient le fil rouge de sa vie, en à peine le temps qu’il faut pour le dire, elle a ajouté: «Les notes de musique aussi!». Rien, si ce n’est son goût des mots, ne laissait présager que la jeune fille qui se rêvait pianiste deviendrait une pionnière du journalisme informatique. Comme ces alpinistes qui lentement, patiemment conquièrent étape par étape, pallier par pallier le Toit du Monde, Marielle Stamm s’est approchée de l’informatique pour l’apporter jusque dans les boîtes à lettres, les kiosques et les bistrots de Romandie.
«Je voulais un job!». Avec ces alpinistes épris de hauts sommets, Marielle Stamm partage la ténacité, le courage et la persévérance, car ce portrait montre aussi le combat d’une femme, des femmes, illustres ou anonymes, avides d’explorer la vie au-delà des espaces exigus que leur imposait la société.
En ce 8 mars, à toutes et à tous, je vous souhaite une excellente journée des droits des femmes, ainsi qu’une bonne lecture!

Sous le soleil de Marseille, et d’ailleurs
Une enfance phocéenne
Des notes, des mots et de l’art
Née sous le soleil de Marseille, quelques années avant la seconde guerre mondiale, Marielle Stamm s’exprime sans trace de l’accent chantant de la cité phocéenne dans laquelle son grand-père Gotthelf Stamm, arrivé de Thayngen dans le canton de Schaffhouse, s’installe à l’automne 1888. Il n’a que 19 ans, une belle carrière dans le domaine du négoce de céréales l’attend. Stamm, est le nom de famille de sa mère, Anna, qui lui donne le jour alors qu’elle est veuve depuis deux ans déjà. Scandale! Silence de plomb! L’histoire familiale est verrouillée. A ce grand-père chéri né de père inconnu, Marielle Stamm offrira cent-cinquante ans après sa naissance, le cadeau de l’identité du père fantôme. Wilhelm Elterich, vicaire dans le canton de Schaffhouse, devenu William et avocat après sa fuite aux Etats-Unis. Un secret de famille tenace enfin levé, des origines retrouvées, une voix entendue à cheval sur les siècles grâce à un gramophone et une clé usb, une photo placée sur une branche de l’arbre généalogique familial, trop lourde du manque de cet aïeul silencieux. Un père, un grand père, un arrière-grand-père restitué à l’issue d’un travail de recherche à rebondissements, mené sur plusieurs continents grâce à Internet ainsi que de précieuses complices, et admirablement relaté dans L’enquête Elterich; travail de mise au jour de ses racines familiales que le patronyme de Marielle Stamm, tronc en allemand, prédestinait, peut-être à mener?

De l’union de Gotthelf avec Berthe, naîtra un fils unique, Henri, père de Marielle Stamm dont la mère, Jeannine, cévenole et pionnière également, est une des premières femmes avocates de Marseille, et de l’Hexagone! Elle transmettra à sa fille son aversion pour l’injustice. Son beau-père qui n’a pu se défaire de son fort accent suisse-allemand l’appellera «Chânnine» sa vie durant. Au-delà de cette anecdote amusante, la Suisse a joué un très grand rôle dans l’enfance de la benjamine d’une fratrie de trois sœurs: «Nous étions en période de guerre et nous n’avions pas grand-chose à nous mettre sous la dent». En tant qu’enfants suisses de Marseille, ses sœurs et elles étaient autorisées à passer l’été en Suisse dans «une maison d’enfants» à Chesières, près de Villars-sur-Ollon: «Nous mangions des tartines beurrées, des bananes. Choses que nous ne connaissions absolument pas». Il fallait reprendre des forces et quelques kilos pour faire face aux restrictions à venir qui les attendaient une fois de retour en France. «J’avais beaucoup d’amour pour la Suisse, la Suisse c’était mon deuxième pays» souligne-t-elle avec douceur en précisant que son père qui parlait suisse-allemand et y avait séjourné enfant «les avait élevées dans l’amour de la Suisse». Après la guerre, elle passe quelques mois dans nos montagnes pour soigner une primo-infection, la tuberculose. Dans ce pays avec lequel elle a un lien très fort, Marielle Stamm s’installera pour longtemps, bien plus tard, par amour, mais elle ne le sait pas encore.
De cette enfance, et adolescence rien ne prédispose Marielle Stamm à devenir une pionnière du journalisme informatique, car c’est installée à son piano que Marielle Stamm est heureuse! Débuts à 6 ans, Conservatoire achevé avant le bac. Elle aurait aimé faire une carrière de musicienne. Dans l’idée de ses parents, le piano c’est du loisir, ce n’est pas un métier. «Tu ne deviendras pas professeur de piano, tu feras des études!». Le père et la mère de Marielle Stamm avaient tous deux poursuivi des études supérieures. Un couple d’universitaires, ce n’était pas très courant à l’époque! Une sœur avocate, l’autre médecin. Et Marielle? A l’époque en France il n’y avait pas encore d’études musicales permettant de coupler un instrument et des études au niveau universitaire, la musicologie par exemple. Elle ne nourrit pas de regret, elle qui regarde toujours le verre à moitié plein.
Dans l’environnement familial de la future pionnière du journalisme informatique, les sciences n’ont guère de place. L’origine de sa riche carrière est à chercher ailleurs. Elle avait bien un père économiste, mais il ne parlait pas d’économie. «Il écoutait ma mère» dit-elle amusée. Ses parents étaient des intellectuels, lisaient beaucoup, faisaient partie d’un cercle de lecture. A côté des notes, les mots peuplent son univers familial. Sa mère a écrit toute sa vie, des milliers et des milliers de lettres «On l’appelait Mme de Sévigné», en référence à la célèbre épistolière française du 17e siècle. «Elle correspondait avec ses filles éloignées, plus de deux fois par semaine, avec ses amies aussi. Il n’y avait pas de téléphone, encore moins de messagerie pour chatter. On écrivait, on attendait les lettres. Des pans de vie que l’on peut redéchiffrer, découvrir entre les lignes». Lire entre les lignes d’une correspondance nourrie pendant plus d’un demi-siècle, déchiffrer, décrypter des pages et des pages, des pans de vie restés dans l’ombre pour ramener à la lumière un secret de famille de plus de nonante ans, Marielle Stamm le fera à merveille dans Chère Mademoiselle et Amie, son troisième roman paru en 2014, alors qu’elle n’a «pour renouer les fils de ce tissu mité» que la moitié de ce long échange, et un cahier recouvert de moleskine. Une amie. Un ami. Les lettres en possession de l’ami ont disparu.

Des notes, des mots, et l’art! L’art, auquel son père a initié très jeunes ses filles. «Ça a été une autre de mes passions», passion qui la mènera sur les bancs de la prestigieuse Ecole du Louvre. Mais ne précipitons rien. Visite de musées, voyage en Italie «dans une grosse américaine très moche» souligne-t-elle en riant. Elle avoue s’être beaucoup ennuyée lors de ce voyage à Florence, traînée par son père des heures entières dans tous les musées du bijou toscan. «Aujourd’hui je lui suis reconnaissante car grâce à lui, je me suis mise à aimer la peinture, la sculpture».
Nul doute que les parents de Marielle Stamm lui ont permis de s’ouvrir l’esprit: «La peinture, la musique et les lettres; c’est beaucoup!». Protestante en terre catholique, «A l’époque nous étions la minorité» dit Marielle Stamm. «On vivait en milieu clos, entre nous».
Dans l’ombre des bombes des machines émergent
Marielle Stamm, lumineuse, aurait-elle emporté un peu du rayonnement de son sud natal, d’une vie remplie de notes de musique, ne pouvant envisager que le conflit qui embrasait le monde, et ses besoins accrus en calculs balistiques, radars, décryptage de messages codés ennemis, notamment, était le terreau du développement d’une nouvelle discipline, l’informatique, qui jouerait un rôle central dans sa vie. Efforts de guerre, projets top-secrets dont le film The Imitation Game ou le documentaire The Computers: The Remarkable Story of the ENIAC Programmers nous livrent un aperçu. Cette journée du 8 mars et des droits des femmes est l’occasion de souligner que ces films dévoilent également le rôle pionnier de mathématiciennes talentueuses demeurées méconnues, voire totalement inconnues pendant plusieurs décennies. Qui étaient-elles? Dans le premier, au service de sa majesté la reine Elizabeth II, Joan Clarke, cryptographe avant l’heure contribue avec son ami Alan Turing à déchiffrer le code de la machine nazie Enigma pourtant réputée indécryptable. Des années d’une guerre déjà trop longue seront épargnées. Dans le second, outre-Atlantique, Betty Snyder Holberton, Jean Jennings Barik, Kay McNulty Mauchly Antonelli, Marlyn Wescoff Meltzer, Ruth Lichterman Teitelbaum et Frances Bilas Spence réalisent intégralement la programmation de l’ENIAC, ordinateur mammouth, «premier ordinateur à grande échelle à fonctionner à la vitesse de l'électronique sans être ralenti par aucune pièce mécanique» nous renseigne tout en nuances le site du Computer History Museum de Mountain View, car la question de savoir à qui revient la palme du premier ordinateur électronique est subtile. (Pour aller plus loin: ENIAC (Wikipédia), Programming the Eniac: an example of why computer history is hard, Histoire illustrée de l’informatique, pp. 91 et 102, Les Innovateurs, L’ordinateur, pp. 71ss).
Les six programmeuses partent de rien, et pour corser le défi, au début, l’accès à la bête leur est bloqué. Secret défense! Elles programmaient à l’aveugle, fait ubuesque que nous révèle The Computers: «They had to programm the machine they weren’t even allowed to see. Women didn’t have the security clearance to see the machine. Instead they were handed wiring diagrams». Elles imaginent, conçoivent, décortiquent les différentes étapes du calcul, testent, échouent, recommencent, persévèrent, câblent. Et finalement, les calculs attendus sont livrés. Le mastodonte que la presse surnommera «The Giant Brain» fonctionne. Elles lui ont donné vie. Une première historique! Mais nul honneur pour elles, elles ne sont pas conviées aux festivités. «And they had a dinner but we weren’t invited!», ces mots de Kay McNulty Mauchly Antonelli concentrent à eux seuls moultes brimades de l’histoire des femmes. Ces jeunes femmes demeurées invisibles, inconnues du grand public pendant soixante ans avaient pourtant accompli ce que nul autre n’avait fait auparavant: programmer un ordinateur électronique. Des centaines de câbles, des milliers de relais (switches). Des décennies plus tard, hommages seront rendus aux six programmeuses de l’ENIAC pour cet extraordinaire accomplissement. Enfin elles trouvent leur juste place dans l’Histoire!

Du droit? Pour faire du piano! Et en attendant de partir
Son bac en poche et âgée de 16 ans seulement, Marielle Stamm enthousiaste déclare à ses parents: «Je ferai Sciences-Po!». A l’époque, le seul lieu d’études de la matière convoitée est Paris. «On n’envoie pas sa fille de 16 ans à Paris, c’est trop dangereux. Fais quelque chose d’autre en attendant» lui répondent ses parents, catégoriques. Elle choisit alors le droit, discipline pour laquelle elle n’a, pour le moins, aucun atome crochu. Il en ira autrement pour deux de ses enfants, et une de ses petites-filles. Le droit, un choix de raison; en attendant de rejoindre la capitale, et surtout pour avoir du temps pour s’adonner à son cher piano. Évidemment! «C’était un moyen de tourner le diktat paternel: «Tu feras des études!». En droit, il suffisait d’apprendre les cours par cœur, cela lui était aisé, rapide. Du temps libre pour la musique.
Elle a 20 ans, et la porte de la maison familiale s’ouvre grand. Marielle Stamm part pour Sciences-Po. Le soir de son arrivée dans la ville lumière, une fête se tient à la cité universitaire, où elle loge. Elle y rencontre son futur mari, mathématicien et ingénieur. Huit jours après les noces célébrées à la fin de sa première année dans la capitale, le jeune couple s’envole pour les États-Unis, destination Poughkeepsie dans l’état de New York, à une centaine de kilomètres au nord de la Grande Pomme, pour un premier, et court, intermède américain : « Mon premier mari avait décroché un job chez IBM; c’étaient les balbutiements de l’informatique». L’informatique était entrée dans la vie de Marielle Stamm, par sa vie privée et par hasard: «C’est le hasard!», le hasard d’une soirée à la cité universitaire. Au hasard, l’énergique pionnière y fait souvent référence. Heureuses rencontres, qui l’ont conduite d’un point au suivant. Elle précise néanmoins: «J’ai été portée par une époque, le féminisme n’existait pas encore». Elle poursuivra ses études en sciences politiques de manière très hachée, «à l’époque, on suivait son mari, je n’allais pas lui dire: «Je rentre à Paris pour finir mes études»». Combative et persévérante, elle obtiendra le diplôme de Sciences-Po quelques années plus tard.
«IBM a été le centre de ma vie de jeune femme»
Poughkeepsie, Marseille, Paris: une fois, deux fois
Trois lettres familières: IBM, acronyme de International Business Machines Corporation. Surnom: Big Blue, en référence à la couleur qui a longtemps été le signe distinctif de cet incontournable acteur du monde informatique et de ses ordinateurs emblématiques. D'abord logées dans une ancienne usine de cornichons, les activités débutent à Poughkeepsie en 1941, et évoluent au gré des besoins, de la guerre, de la paix, des inventions, évolutions rapportées dans un récit au titre explicite du département de la communication d’IBM: IBM Poughkeepsie... from munitions to mainframes! ou IBM Poughkeepsie... des armes aux ordinateurs centraux! dans notre langue: «Située dans la pittoresque vallée de la rivière Hudson, dans l'État de New York, IBM Poughkeepsie a été le siège du développement et de la fabrication de fusils, de machines à écrire électriques, de perforatrices, de calculatrices, de lecteurs de bandes, de logiciels pour grands systèmes et d'ordinateurs centraux».
Nous sommes début 1957 lorsque le jeune couple s’installe dans la ville au nom amérindien fièrement autoproclamée par ses habitants Queen City of the Hudson. Le mari de Marielle Stamm était chercheur en informatique. «Ils inventaient les nouveaux ordinateurs, ils étudiaient la deuxième génération, suivant celle des «mammouths» qui remplissaient des pièces entières comme les gros UNIVAC». La gigantesque anatomie, le fonctionnement, les prouesses d’automatisation et de rapidité apportées par ce premier ordinateur commercial dans le traitement des données, sont à voir dans ce passionnant film promotionnel réalisé par Remington-Rand entre 1950 et 1952. On observe une machine capable de calculer toutes les opérations liées au paiement du salaire de milliers d’employés, jusqu’à l’émission du chèque de paie. Une évidence aujourd’hui, une percée il y a septante ans! Mais l’UNIVAC doit sa notoriété à une prévision politique inattendue, qui simultanément permettra au grand public de découvrir la puissance des ordinateurs (Histoire illustrée de l’informatique, p. 118). En 1952, pendant que Marielle Stamm étudie le droit en attendant de se plonger dans le monde des sciences politiques, l’UNIVAC I de la compagnie CBS prédit correctement l’issue de l'élection présidentielle américaine sur la base d’un échantillon d'à peine 5,5% du nombre d'électeurs: victoire facile du texan Dwight Eisenhower alors que le sondage final de Gallup le donnait vainqueur 51 à 49 à l’issue d’un match serré contre son opposant le démocrate Adlai Stevenson. On croit que l’ordinateur dysfonctionne. Le résultat tombe, la machine avait raison: écrasante victoire du républicain.
Les IBM 360. «La deuxième génération d’ordinateurs sur laquelle travaillait mon premier mari était faite d’ordinateurs plus petits que l’on a appelés en bref les 360, les three-sixty. A l’époque IBM n’était pas encore le premier constructeur d’informatique. Il l’est devenu avec les 360, mis sur le marché en 1964, puis les 370, dès 1970». IBM commercialisera jusqu’à onze modèles de l’IBM 360. Entre 1964 et 1970, il s’en vendra pas moins de trente-cinq mille exemplaires, soit «plus de 70% des ordinateurs installés dans le monde», peut-on lire dans Disparition programmée. Le Musée Bolo mène l’enquête co-écrit par Marielle Stamm et Yves Bolognini, en 2013.

Le 360, une révolution! Mais surtout une amorce dans le chemin de vie de Marielle Stamm. L’informatique peu à peu s’infiltre dans son univers. «C’est quoi un 360?», curieuse, s’intéressant à tout ce qui l’entoure, la jeune femme pose des questions. «J’étais confrontée à l’informatique tout le temps car j’en entendais toujours parler, mais je n’y comprenais rien. Je posais des questions, on ne me répondait pas toujours, et je ne comprenais pas grand chose. C’était très compliqué ces grosses machines, ces gros programmes.». Et pourtant, chère Marielle Stamm, quelle formidable vulgarisatrice de ce monde qui vous échappait vous deviendrez!
Lorsque Marielle Stamm foule pour la première fois le sol américain, en 1957, elle découvre avec plaisir des manières de vivre différentes. «J’étais parachutée dans un autre monde. Je découvrais la société de consommation, les magasins, les nouvelles manières de s’alimenter, les Américains, le base-ball, la télévision. Et j’ai beaucoup aimé!». La journée, elle apprenait l’anglais en regardant la télévision, elle voisinait avec d’autres housewifes, épouses d’employés IBM, «Poughkeepsie était exclusivement peuplée de salariés IBM».
Marielle Stamm, toujours curieuse, a commencé par suivre quelques cours au Vassar College (où étudia et enseigna jusqu’à la fin de la guerre une certaine Grace Hopper, immense pionnière de la programmation, qui s’effraya lorsqu’elle vit son premier… UNIVAC. Un monstre!). Quelques cours, pas longtemps, car rapidement un enfant s’annonce, et la famille rentre en France, à Marseille. Le couple accueille un petit garçon. Malgré le chamboulement que représente cette naissance, et l’organisation exigeante liée aux premières années, Marielle Stamm finit Sciences-Po. «Cela a été très compliqué. Je suivais des cours, je rentrais chez moi en train, je faisais chauffer le biberon. Plus jeunes, j’avais perdu deux ans, mes camarades étudiants sortaient, s’amusaient dans Paris, et moi vite, vite je rentrais dans ma banlieue. En 1958-1959, il y avait d’autres filles qui étudiaient à Sciences-Po, mais je n’avais pas le temps de me faire des amies. Les derniers mois avant l‘examen, mon fils est resté chez ma mère à Marseille, mais j’ai eu mon diplôme» dit-elle affichant un immense sourire. Bravo Mme Stamm! «Or, je n’en n’ai rien fait! Mais ces études m’ont beaucoup aidée dans mon métier de journaliste».
Des machines et des femmes
Grand spécialiste des IBM 360, le premier mari de Marielle Stamm voyage beaucoup. La famille repart à Poughkeepsie, où naîtra en 1962 la première fille du couple. Marielle Stamm découvre la vie de jeune maman «à l’américaine!». De cette ville qui les accueille pour la seconde fois, et qui a évolué, Marielle Stamm raconte: «Poughkeepsie c’était le cœur d’IBM dans les années 60. A l’époque s’y trouvait la plus grande entreprise, non pas de micro-processeurs, ça n’existait pas encore, puisque le premier micro-processeur commercialisé sera l’Intel 4004 en 1971, mais de semi-conducteurs. L’usine était peuplée de femmes qui connectaient ces semi-conducteurs sur des plaquettes de silicium, avec des fers à souder. Par la suite, ce furent encore des femmes qui faisaient des petits trous dans les cartes perforées. On les appelait les perforatrices. La femme et la machine portaient le même nom» explique la future pionnière du journalisme informatique, dont le captivant Disparition programmée (p.64) nous informe que la carte perforée, «inspirée des métiers à tisser Jacquard, a été la première mémoire de stockage, dite mémoire de masse. La carte brevetée par IBM en 1926 comportait 80 colonnes et 12 lignes. Mises bout à bout, les cartes perforées nécessaires pour stocker l’équivalent d’un téraoctet, taille courante d’un disque dur d’aujourd’hui (2013), constitueraient un ruban qui ferait 64 fois le tour de la terre!». La miniaturisation et les progrès réalisés dans les mémoires ont du bon!
Computers. Un therme qui a d’abord désigné les femmes qui effectuaient des tâches mathématiques complexes et répétitives avant l’arrivée des machines éponymes qui les remplaceront. Katherine Johnson et ses extraordinaires calculs qui ont permis à Neil Armstrong et Buzz Aldrin de fouler le sol lunaire, et d’en revenir (!), est sans doute la plus connue des computers. Le film Les figures de l’ombre a révélé l’histoire, les conquêtes, et les batailles, de cette pionnière et de ses collègues Dorothy Vaughan et Mary Jackson, nées dans un sud des Etats-Unis où la ségrégation raciale faisait loi. Dorothy Vaughan, spécialiste de Fortran, avait pressenti le remplacement des femmes-computers par des machines-computers dès le début des années soixante. Mary Jackson, deviendra la première femme afro-américaine ingénieure à la NASA, dont le siège à Washington DC porte le nom. Trois amies mathématiciennes, comme les Six programmeuses de l’ENIAC qui elles aussi avaient débuté leur carrière comme computers: «We computed, we were computers» dira Marilyn Wescoff Meltzer dans le passionnant, et poignant documentaire consacré en 2016 à ces autres femmes de l’ombre.
Les perforatrices, les computers. Il est encore un autre domaine de l’informatique où, avant l’arrivée des micro-processeurs, les femmes jouèrent un rôle essentiel, et méconnu: les tricoteuses (ou les crocheteuses?) des superordinateurs Cray, conçus par Seymour Cray, et construits à Chippewa Falls dans le Wisconsin. Elles accomplissaient tout le travail de précision: la coupe, le montage, la connexion de milliers de fils. Travail entièrement réalisé à la main, avec un crochet. Un écheveau dense et compliqué composé de milliers et de milliers de fils bleus et blancs. «These ladies would knit the machines together in a sense, they were doing the wiring. (…) These ladies were so good that they could make the machines absolutely error-free» se souvient John Rollwagen, CEO de Cray Research, dans Cray Research - A Story of the Supercomputer, (13:00 à 17:15), documentaire où l’on découvre le témoignage de ces femmes remarquablement habiles. «We all did pretty good!» conclut l’une d’elles. Effectivement!

Un Cray-2 est visible au Musée Bolo où il coule une retraite paisible après 43’000 heures de service à haute vitesse à l’EPFL.
Destination Tokyo
Encore une fois, la famille fait ses valise, destination Tokyo! Le mari de Marielle Stamm a la charge de l’informatisation des Jeux Olympiques d’été de 1964. «C’était la première fois que les résultats électroniques étaient affichés dans le stade». Le pays du soleil levant verra la naissance de leur seconde fille, leur troisième enfant. Marielle Stamm aime la culture nippone, baragouine en japonais. Les Jeux sont finis. On a éteint la flamme, la famille rentre en France. «Un jour je suis allée à la mairie du Vésinet où j’habitais à l’époque. La personne à l’accueil me demande: «Et où sont nés vos enfants? Je réponds: «Marseille, Poughkeepsie, Tokyo». Elle ouvre grand ses yeux et me demande: «Vous y étiez?»». Eclats de rires. J’en ris encore en écrivant ces lignes. On comprend bien que la réaction de l’employée de la mairie n’est pas à prendre au pied de la lettre mais il faut admettre que la question est cocasse. «A l’idée que j’avais séjourné dans ces pays, elle était époustouflée».

1969-1973: Les années SESA
«Je voulais un job!»
Un long parcours du combattant attendait Marielle Stamm avant que les portes de la SESA, Société d’Etudes des Systèmes automatisés, ne s’ouvrent à elle, au bout d’un chemin rocailleux, jalonné toutefois d’heureuses rencontres. Désormais employée, elle deviendra actrice du monde informatique, et non plus seulement spectatrice depuis son domicile conjugal.
«J’ai fait un stage d’informatique. On m’a fait faire un programme en COBOL. Il n’a jamais marché!»
«Je songeais à divorcer, mais je venais d’un milieu où l’on ne divorçait pas. On m’en a dissuadée. Maintenant on divorce pour un oui pour un non. C’était l’époque, une autre génération. La pression sociale était terrible. J’ai mis dix ans à obtenir le divorce. Je ne cherchais pas à toucher une pension alimentaire, je voulais travailler, trouver un job. On était en 1968; ça bougeait beaucoup».
Une recherche d’emploi qui s’est muée en parcours du combattant. Marielle Stamm répondait aux annonces, et tout ce qu’on lui proposait c’étaient des postes de secrétaires, malgré sa licence en droit, son diplôme de Sciences-Po et son anglais parfait. «Avant de travailler j’ai voulu m’occuper, et j’ai fait l’école du Louvre que j’ai adorée» dit-elle des étoiles dans les yeux. «On m’a même proposé d’être l’assistante de la conservatrice des dessins du Louvre, mais j’étais pressée de gagner ma vie». Toutefois, un refrain tourne en boucle dans la bouche de ses interlocuteurs: secrétaire, secrétaire, secrétaire. Pourquoi? «L’équation était simplissime. J’étais une femme donc je ne pouvais qu’être secrétaire ou hôtesse d’accueil. Au Ritz, par exemple pour répondre au téléphone à côté du concierge. On m’a proposé cet emploi alors que mes anciens camarades de Sciences-Po de l’autre sexe obtenaient des emplois de directeurs».
N’ayant pu trouver le travail tant convoité ni par ses propres moyens, ni par les petites annonces, Marielle Stamm décroche son téléphone et tire les cordons de sonnettes de tous les amis de son mari. «Je leur disais: «Je cherche un job est-ce que vous auriez quelque chose à me proposer?»». «Là encore, c’est le hasard» dit-elle avec douceur. Et peut-être avec gratitude, je me permets de l’avancer comme hypothèse, lorsqu’elle évoque régulièrement ce hasard qui a ordonné les pièces de sa vie. Connect the dots dira Steve Jobs dans une désormais célèbre allocution aux étudiants fraîchement diplômés de Stanford. Pour Marielle Stamm, ce jour-là, le hasard revêtait le costume de Maurice Allègre, chargé du Plan Calcul, un grand plan lancé en 1966 par l’état français pour informatiser le pays (Histoire illustrée de l’informatique, p. 173), et ami de la cité universitaire. Il n’avait pas d’emploi à lui proposer mais lui a donné un conseil en or: «Fais un stage en informatique, pour avoir un papier!». «On est dans les années soixante donc bien avant la micro-informatique!» relève-t-elle amusée. «Il m’a inscrite dans ce stage destiné uniquement à des responsables de l’administration, pour leur donner un vernis informatique car à l’époque il n’y avait encore aucune formation dans cette discipline. J’y ai fait la connaissance d’inspecteurs des finances, moi je n’étais rien, j’étais la femme de mon mari. Il m’a catapultée dans ce cours de trois mois obtenu par piston». Constat en demi-teinte. «Et je n’ai rien appris! C’était bidon! On m’a fait faire un programme en COBOL. Il n’a jamais marché!». Marielle Stamm obtient pourtant un certificat de stage, un précieux sésame qui lui permettra d’être engagée par une société d’informatique à Paris: la SESA, ou Société d’Etudes des Systèmes automatisés, cofondée en 1964 par Jacques Stern, futur patron de Marielle Stamm. Il dirigera sa société jusqu’en 1982 pour reprendre la direction de Honeywell-Bull. Développée autour de l’idée d’informatique appliquée à la résolution d’un problème, la SESA deviendra un fleuron des sociétés de services et d'ingénierie en Informatique (SSII) françaises, ainsi les nommait-on jusqu’en 2013, et réalisera notamment le réseau de compensation interbancaire, «le péage automatique pour le métro et le RER à Paris, ou l’annuaire électronique du Minitel. Mais sa réalisation la plus emblématique reste le réseau public de transmissions des données Transpac, l’ancêtre d’Internet» écrit Jacques Arnould, autre fondateur de la SESA, dans un portrait à la mémoire de Jacques Stern décédé en 2021.
La conquête du marché du travail n’était pas encore gagnée. Marielle Stamm rappelle Maurice Allègre: «Ah bon tu cherches vraiment un job, je croyais que tu voulais simplement t’occuper?». Elle, d’une ténacité qui l’honore, tout au long de son parcours de combattante, car on comprend à travers son récit combien Marielle Stamm, femme, portait le poids des préjugés et des contraintes liés à son genre, où d’aucunes auraient rapidement jeté l’éponge, répond: «Mais si c’est très sérieux, je veux divorcer et je veux travailler». «Il était X, polytechnicien, et a appelé un ami de promotion, pour me recommander à lui». Ce dernier l’invite à déjeuner… avec son mari, dans l’intention de débaucher… le mari! «Moi je ne l’intéressais pas». Mais le mari qui avait d’autres ambitions, a décliné l’offre. Alors, Jacques Stern s’est rabattu sur Marielle Stamm et l’a embauchée avec le titre vague d’attachée de direction, mais sans aucune mission! «Dans son esprit, il pensait que j’allais rabattre des clients grâce aux relations de mon mari. Alors, comme je n’avais rien à faire, j’ai demandé des crayons et un taille-crayon à la secrétaire de mon nouveau patron, Jacques Stern».
«J’ai acquis la terminologie de l’informatique, «un excellent vernis»!»
«Le premier jour, j’ai passé toute la matinée à les tailler en me posant la question: «Qu’est-ce que je pourrais bien faire?», et je taillais mes crayons. La secrétaire qui m’avait vue arriver d’un très mauvais œil pensant que je lui ferais de l’ombre, alors qu’elle était LA secrétaire de direction, a pris une pile de courrier et me l’a donnée en disant: «Ça je ne sais pas quoi en faire!»; c’étaient des demandes d’emploi, de la publicité, tout ce que l’on met d’habitude dans la corbeille à papier. J’ai lu les journaux et j’ai fait une revue de presse à l’intention du personnel dirigeant. Dès qu’on parlait d’informatique, je coupais, je collais. Après la revue de presse, j’ai fait un journal d’entreprise, relatant les activités de chacun. Par la suite, dès 1972, j’ai créé Les Cahiers SESA. «Si vous voulez vous faire connaître, fabriquons un magazine, à l’instar d’IBM, diffusons-le auprès de vos clients et de vos prospects» ai-je dit à mon patron».

«J’ai également contacté les journalistes scientifiques (ils n’étaient pas encore spécialisés en informatique!) et je leur ai dit: «Voulez-vous rencontrer mon patron, il a des tas de choses à raconter?»» narre-t-elle en souriant. «On les invitait à déjeuner et moi, j’accompagnais mon boss. J’ai tout appris grâce à lui. Il expliquait l’informatique aux journalistes et moi j’apprenais en l’écoutant car il était passionnant. C’était un homme remarquable, j’ai eu beaucoup de chance. Si je reviens sur ma vie, j’ai toujours fait des rencontres par hasard, ou pas, qui m’ont permis d’aller chaque fois une étape plus loin. Jacques Stern m’a mis le pied à l’étrier de l’informatique. Auparavant déjà, il y avait eu Maurice Allègre, qui m’avait proposé un stage». Elle poursuit: «J’ai également rédigé des articles pour Le Monde, signés Jacques Stern. J’ai toujours été la plume de quelqu’un, dans tous mes jobs.». A cette époque, la SESA était encore une petite société. Elle écrivait des programmes informatiques pour l’armée, pour l’aviation, des programmes balistiques. «C’était très calé!» relève Marielle Stamm. Uniquement du logiciel, pas de hard. «Jacques Stern me déléguait partout où il ne me voulait pas aller, notamment au Syntec, le syndicat des Sociétés de Services. J’y côtoyais la crème des dirigeants informatiques de l’époque» dit-elle en souriant largement, comme souvent. Nous apprendrons plus tard qu’elle y rencontra l’inventeur d’un mot central dans sa vie: informatique.
Ainsi Marielle Stamm apprenait simultanément l’informatique et une forme de journalisme, la vulgarisation scientifique, tout en veillant à la promotion de l’entreprise. Jacques Stern lui a fait confiance et l’a suivie dans ses idées originales et innovantes pour faire connaître la SESA. «J’ai quand même dû me bagarrer un peu. Il fallait le convaincre. Mais c’était un homme merveilleux. J’avais une profonde admiration pour lui».
«Le job je l’ai créé! J’ai fait du marketing avant l’heure».
Le rôle de Marielle Stamm au sein de la SESA évolue au fil des ans, prend de l’ampleur, de la visibilité: «Mon titre d’«Attachée de direction» est devenu, pompeusement «Directeur des Relations Extérieures»». Pas directrice, nous sommes au début des années 70 et nulle féminisation des titres encore à l’horizon. «Je faisais toute la promotion. Ce job je l’ai créé! A partir des crayons», dit-elle amusée. «J’ai fait du marketing avant l’heure».
Les Cahiers SESA sont nés d’une idée soufflée par Marielle Stamm à son patron: «Il faut faire un magazine pour vos clients». «Et comme dans ma tête j’avais toujours IBM, j’ai copié le magazine d’IBM. Je n’ai rien inventé. Ces cahiers sont devenus ma principale occupation et le succès de la SESA, qui s’était peu à peu diversifiée dans des systèmes plus petits, pour la gestion d’autres entreprises. La société a suivi l’évolution de l’informatique avec de plus en plus d’utilisateurs. Il fallait aller les chercher, ce que nous avons fait en leur envoyant ce magazine, gratuitement. C’était un outil marketing fabuleux!».
Art et Informatique
1973, une exposition pionnière: «Ordinateur et création artistique»
Une idée passe: «C’est intéressant ce que l’on fait en matière d’art grâce à l’informatique». A ces mots de Jacques Stern, sans surprise, les oreilles de Marielle Stamm s’ouvrent: «Ce serait bien de faire une exposition sur l’Art et l’Ordinateur». «Une idée lancée comme un ballon, puis il est passé à autre chose» se souvient l’ancienne étudiante de l’Ecole du Louvre. «Je me suis dit: voilà une idée géniale!».
L’idée deviendra réalité, sous la forme d’une exposition, une des toutes premières en la matière, dont Marielle Stamm est la curatrice. L’exemplaire N°5 des Cahiers SESA d’octobre 1973 en est la matérialisation: «Ce numéro a été réalisé à l’occasion de l’Exposition «Ordinateur et Création Artistique», première exposition internationale à Paris d’art informatique organisée par la SESA du 26 octobre au 3 Novembre 1973, à l’Espace Cardin» lit-on au verso de la première de couverture illustrée d’un des fameux portraits d’Einstein pixellisé, œuvre du pionnier autrichien Herbert Franke (1927-).

Rendez-vous était donc pris dans l’Espace au nom de l’illustre couturier!

Au carrefour des passions de Marielle Stamm, cet exemplaire N°5 des Cahiers SESA d’octobre 1973, intégralement consacré à l’art graphique sur ordinateur, a une saveur toute particulière. Mots, art et, plus indirectement la musique. Musique? Car Manfred Mohr (1938-), pionnier de l’art informatique, conseiller artistique de ce magnifique cahier qui dévoile et explique quelques œuvres de cet art émergent, et également musicien, est une autre de ces heureuses rencontres qui jalonnent la vie de la pianiste passionnée, objet de ses lignes.
«C’était une exposition commerciale et confidentielle destinée aux clients et aux prospects pour faire la promotion de la SESA. Elle n’a duré que peu de jours, contrairement aux grandes expositions. Raison pour laquelle on en a assez peu parlé. Manfred Mohr ne l’a pas mentionnée pas dans la liste des expositions où il figurait, c’est dommage!»
Des paroles aux actes
Comment cette exposition réunissant les œuvres de plus de vingt artistes français et étrangers a-t-elle vu le jour? «Je ne sais plus comment j’ai rencontré Manfred Mohr qui est vraiment le pionnier dans cette nouvelle discipline, l’art sur ordinateur. Il m’a confié une liste de noms et m’a suggéré de les contacter tous. J’ai reçu des œuvres du monde entier, du Chili, des Etats-Unis, du Portugal. Manfred Mohr n’a pas fait que me donner des noms, ses œuvres ont aussi été un des clous de l’exposition».

Un pseudo arobase avant l’heure! Marielle Stamm, amusée, attire mon attention sur ce détail avant-gardiste de la robe qu’elle portait lors du grand happening organisé autour des artistes et de leurs œuvres. Ce fut un grand succès! Un seul bémol à cette innovante partition: «On avait commandé un somptueux buffet à l’un des plus grands traiteurs parisiens. Munis de sacs en papier, des personnes non invitées ont dévalisé le buffet et sont parties! Tout d’un coup le buffet était vide!».
«Herbert Franke, autre pionnier de l’art sur ordinateur, n’a malheureusement n’a pas pu venir à l’exposition, mais il m’a envoyé des grandes photos que j’ai offertes au Musée Bolo avec les cadres d’origine. Il a rédigé la préface du Cahier SESA et son Einstein pixellisé figure en couverture».
Une autre pionnière présente à l’exposition était Vera Molnar (1924-), «une grande artiste», qui troqua ses pinceaux contre un véritable IBM 370, apprend-on dans une vidéo que lui a consacrée le Centre Pompidou. Elle souhaitait «créer des œuvres qui ne soient pas issues de l’inconscient mais résulter d’un choix calculé. Un hasard provoqué et maitrisé». Active nonagénaire, presque centenaire aujourd’hui, on peut l’écouter dans cette autre vidéo intitulée «Randomness», hasard, petit clin d’œil à Marielle Stamm lié à cette notion qui revient si fréquemment dans ses propos. L’artiste explique le rôle du hasard dans son œuvre, l’aléa qui lui permet de trouver ce qui lui plaît, et de choisir, à sa guise.

Point encore de micro-ordinateurs
Comment ces pionniers de l’art informatique travaillaient-ils? Pas encore de micro-ordinateurs avec de beaux écrans graphiques. Et les imprimantes couleurs n’existaient pas, même dans les rêves les plus fous! La micro-informatique en est à ses balbutiements. Janvier 1973, le MICRAL est livré à l’INRIA par le concepteur français R2E. Commercialisé dès avril 1973 sous la dénomination Micral N, celui qui est considéré comme le premier micro-ordinateur basé sur un micro-processeur était du matériel professionnel pour des professionnels, vendu déjà assemblé autour du 8008 CPU. (Histoire illustrée de l’informatique, pp. 205-206). Le Micral, Marielle Stamm en parlera un an plus tard dans un des premiers articles qu’elle écrira en tant que journaliste en informatique. Pour sa part, le Smaky 1 conçu par le pionnier suisse de la micro-informatique, Jean-Daniel Nicoud, sera fonctionnel, sur les bords du Léman à Noël 1974. L’Apple I naît un an et demi plus tard seulement d’une vision de Steve Wozniak liée à la lecture de la fiche technique de l’Intel 8080: «un clavier, un écran et une unité de calcul, le tout en un seul appareil, pour un usage domestique», devenu réalité après de longues nuits de travail acharné en plus de son travail diurne chez HP, le 29 juin 1975 (Steve Jobs, pp. 85-86). Un ordinateur, à l’époque, ça se programme, ni interface user friendly, ni sélection en un clic de souris. «Ils étaient devenus programmeurs eux-mêmes et écrivaient leurs programmes. Manfred Mohr travaillait à l’Institut de météorologie, en France. Il avait accès à ce qu’on appelait à l’époque des «tables traçantes» de plusieurs mètres de long où il imprimait tous ses dessins, il les conceptualisait à l’avance». Herbert Franke avait construit son propre système informatique analogique.
Visite guidée
L’historienne de l’art précise, en me recommandant la lecture de l’article L’art assisté par ordinateur (2012), que «par la suite, bien après l’exposition de 1973, l’art sur ordinateur a pris le nom d’art numérique. On a classé cet art dans des catégories. Il y a l’art algorithmique où les œuvres sont programmées par les calculs des algoristes, tels les pionniers Manfred Mohr ou Vera Molnar. Dans l’art génératif, l’artiste détermine les règles qui généreront de manière autonome un résultat sans qu’il n’intervienne dans le processus créatif. Bien que généré par le même programme, le résultat diffèrera d’une œuvre à l’autre. Ces artistes se distinguent encore de ceux qui utilisent l’intelligence artificielle, ce qui est beaucoup plus récent. Toutes les innovations informatiques ont été utilisés par les artistes. Herbert Franke, et son portrait d’Einstein pixellisé, suivait une tout autre démarche que celle de Manfred Mohr: la segmentation des couleurs par pixels. Puis il les faisait évoluer. Sa démarche n’était pas purement algorithmique. Les trois Einstein ci-après font partie du même lot. C’est toujours Einstein. Il en a sorti des dizaines. C’est aussi un des avantages de l’informatique, on peut multiplier les effets. Ce qui est aussi intéressant, c’est de les voir évoluer. Ces nouveaux procédés ont permis une forme d’automatisation. Da Vinci a peint la Joconde, œuvre unique! Aujourd’hui, on peut faire des copies, de nouveaux tirages, une approche déjà été utilisée sans ordinateur par Andy Warhol, figure légendaire du pop art». Andy Warhol. Je ne résiste pas à faire un petit tour sur l’encyclopédie en ligne si chère à notre guide de ce jour; quel procédé utilisa-t-il pour sa Marilyn? Quand? «En mars 1962, Warhol peint ses premiers Dollars en utilisant la sérigraphie et compose aussi ses premières séries sur les stars américaines, comme Marilyn Monroe en août 1962». «Internet est un outil extraordinaire, Wikipédia est une invention géniale!», s’exclame Marielle Stamm avec un immense sourire.
Tous les chemins mènent à l’ordinateur
Vera Molnar avait étudié aux Beaux-Arts à Budapest, Manfred Mohr avait effectué des études d’arts plastiques, de musique (hautbois et ténor saxophone), de mathématiques et d’informatique. Herbert Franke a obtenu un doctorat en physique, après des études de physique, de mathématiques, de chimie, de psychologie et de philosophie à l'Université de Vienne, nous renseigne le très complet Cahier SESA N° 5. Car les artistes de l’exposition de 1973, n’étaient pas tous artistes. «Herbert Franke se qualifiait d’auteur de science-fiction. A ses débuts, Manfred Mohr était musicien de jazz, au saxophone. Découvrir les nouvelles technologies les amusait, les distrayait. Manfred Mohr est venu à l’art numérique par la musique».
«C’étaient des expériences juxtaposées»
«Si je reviens à l’exposition, on était vraiment pionniers car nous étions les premiers à faire une telle exposition, mais si je regarde l’évolution de l’art numérique, on y trouvait déjà toutes les tendances actuelles évoquées plus haut. Manfred Mohr utilisait des algorithmes et il créait ses propres règles. Ses œuvres étaient très minimalistes, en noir et blanc certaines représentent des cubes, d’autres des lignes sinusoïdales». L’exposition de 1973 proposait une grande variété d’œuvres, minimalistes ou pleines, en noir et blanc ou aux couleurs gaies, à admirer dans le Cahier SESA N°5, consultable auprès du Musée Bolo, ou pour certaines reproduites sur cette page de ArtInfo-MusInfo consacrée à l’exposition de 1973.

«L’exposition n’avait aucune ligne artistique. Aucune. C’étaient des expériences juxtaposées. Certains jeunes, étudiants, à l’Université de Vincennes, peignaient sur des cartes perforées. Ils remplissaient les petits trous de bleu, de jaune, de rouge. C’était de l’expérimentation».

Cachez cette machine que je ne saurais voir
Cher Molière, à l’honneur cette année pour vos quatre-cents ans, j’ose espérer que vous me pardonnerez d’avoir détourné de la sorte cette fameuse formule du célèbre Tartuffe.
Si aujourd’hui la collaboration entre l’humain et la machine, dans le domaine de l’art ou ailleurs, relève de l’évidence, tel n’a pas toujours été le cas. Pour preuve, si besoin est, cet exemple helvétique, artistique et première technologique, que l’on doit à Peter Toth (1932-2015), pionnier de l’informatique, lui aussi. Il est le concepteur de la Cora, premier ordinateur suisse à transistors (au germanium), imaginé il y a quelque soixante-cinq ans, fabriqué en 1963 pour des applications militaires, utilisé plus tard en cartographie à l’EPFL. Peter Toth explique: «Nous avons construit nos propres circuits imprimés à base de transistors au germanium, les Codisym, et nous les avons standardisés. Un module Codisym était composé, par exemple, de huit inverseurs ou de six bascules flip-flop. La Cora 1 comprenait 8’000 diodes et une mémoire à tores de ferrite de 2’048 mots de 24 bits, soit 6 Ko. J’ai adopté l’architecture de Von Neumann qui, rappelons-le au passage, était hongrois comme moi». Marielle Stamm capture le récit du génial inventeur en février 2011, alors qu’il retrouve sa machine dans les sous-sols de l’EPFL, ému et ravi de pouvoir enfin partager son histoire jusqu’ici ignorée du public. L’interview s’ouvre ainsi: «Lorsqu’en 1964, à la grande Expo de Lausanne, un public médusé a vu une main invisible tracer les courbes des toits et des clochetons du château de Thoune sur une grande table graphique, il ne se doutait pas qu’un ordinateur caché derrière un mur réalisait cette prouesse. La machine improbable était une des premières Cora 1, un ordinateur cent pour cent suisse développé à Zürich par un Hongrois de génie embauché par la société Contraves, Peter Toth», lequel précise: «Les données étaient fournies soit sur des cartes perforées soit sur des rubans perforés. Nous avions donc des lecteurs et des perforateurs de cartes et de rubans. Nous avons également développé la Coragraph, une grande table à dessiner, comme celle que nous avons exposée à L’Expo de Lausanne en 1964 en prenant soin de cacher l’ordinateur derrière un mur pour ne pas effrayer les visiteurs!». Épatant, et avant-gardiste! L’épopée oubliée d’un ordinateur secret défense, l’histoire intégrale à retrouver en mots, vidéos et photos sur le site du Musée Bolo, ou à l’occasion d’une visite de l’exposition Disparition Programmée.


Art et ordinateur: et le génie dans tout ça?
La collaboration entre l’humain et la machine dans les domaines de l’art que ce soit la peinture, la musique ou les lettres, a bien évolué depuis l’exposition de 1973, en particulier avec l’émergence de l’intelligence artificielle (IA). «Durant les cinquante dernières années, l’art a évolué dans le sens de l’art conceptuel. L’art sur ordinateur était déjà pionnier dans la mesure où c’était de l’art abstrait, et purement conceptuel aussi. Aujourd’hui, ils se sont rejoints. Mais l’ordinateur reste un simple outil. Comme un pinceau. Comme le pistolet de Niki de Saint Phalle qui envoyait des jets de peinture sur un mur. Vous pouvez aussi le faire avec un robot. Mais ce n’est pas de l’art, l’ordinateur n’est qu’un outil et n’a toujours été qu’un outil. Quand on veut lui faire faire de la poésie et qu’on lui donne des algorithmes pour faire de la poésie, c’est ridicule!». Cri du cœur de l’amoureuse des mots!
Lord Byron, partagerait-il le cri du cœur de Marielle Stamm? Poète romantique qui séjourna en terres genevoises en compagnie de Mary Shelley, toute jeune auteure de Frankenstein ou Le Prométhée moderne, première œuvre de science-fiction. Le monstre abandonné auquel j’avais consacré en 2018 quelques pages à l’occasion de son bicentenaire dans 200 ans et pas une ride! renvoie aujourd’hui, dans le domaine de l’IA en particulier, à la responsabilité de tout créateur. Écriture par ordinateur, les mots comme matière première, Alan Turing, pionnier de l’IA, s’y était essayé. «Dès les années 50 déjà, le mathématicien Alan Turing et l’informaticien Christopher Strachey s’intéressaient à la littérature numérique et inventaient un générateur automatique de lettres d’amour. Une machine, devenue auteur en piochant des mots contenus dans sa base de données, elle produisait des textes aléatoires» lit-on dans Le Temps. Une machine-auteur, qu’en penserait le sulfureux Lord Byron? Poète et père d’Ada Lovelace (1815-1854), première programmeuse de l’histoire, qui inventa le sous-programme et la boucle récursive. Nourrie aux mathématiques dès son plus jeune âge, elle appréciait leur beauté et appliquait l’imagination à la science dans une «science poétique». Voyant toujours plus loin, en 1843 déjà, elle écrit dans une de ses désormais célèbres Notes que l’Analytical engine de Charles Babbage (1834), ancêtre théorique de nos ordinateurs modernes pourrait être une machine universelle, et musicienne: «(…) the engine might compose elaborate and scientific pieces of music of any degree of complexity or extent» (Note A). Géniale, elle voyait dans la machine analytique des possibilités qui allaient bien au-delà de l’idée limitée de son concepteur qui était de créer un calculateur programmable généraliste. Calculer, certes. Mais également lire des symboles non numériques, des notes par exemple. Dans ce qu’Alan Turing, père de l’informatique moderne, appellera un siècle plus tard L’objection de Lady Lovelace, on comprend que la visionnaire anglaise voit une machine musicienne mais non une compositrice: «The Analytical Engine has no pretensions whatever to originate anything. It can do whatever we know how to order it to perform» (Note G). Le débat est ouvert, mais Mesdames Stamm et Lovelace se rejoignent.
Aujourd’hui des machines dotées d’AI, finissent des œuvres magistrales: la 10e symphonie de Beethoven, œuvre algorithmique jouée en Suisse romande en 2021, la symphonie inachevée no 8 de Schubert complétée de deux mouvements généré par IA. Ada Byron, future Comtesse de Lovelace, n’avait que 12-13 ans au décès de ces géniaux compositeurs. La férue de mathématiques à la curiosité sans limite, caractéristique évidente que l’on retrouve chez Marielle Stamm, connaissait-elle seulement ces œuvres auxquelles les descendants de la machine qu’elle imaginait dans sa Note A offriront une conclusion?
Entre le 19e siècle d’Ada Lovelace et aujourd’hui, la collaboration entre l’humain et la machine dans le domaine musical a connu des étapes qui n’ont pas échappé à la plume de Marielle Stamm. En 1979, alors correspondante en Suisse du magazine français 01 Informatique, la journaliste passionnée de musique explique comment Mathias Spohr, lauréat de dix-huit ans du concours national La science appelle les jeunes, a découvert les lois musicales qui régissent la musique de Palestrina, et a pu comparer les originaux du compositeur de la Renaissance aux morceaux générés par ordinateur, intégrer les erreurs relevées, et corriger le programme jusqu’à l’obtention d’une version définitive. Le processus de création de l’artiste était ainsi mis au jour.

Mise au jour du processus de création de Palestrina, tentative de modéliser le génie de Bach pour des compositions musicales automatisées à l’EPFL (IA nourrie de Bach, à écouter dès la minute 31:30).
Marielle Stamm, à votre avis, le génie est-t-il modélisable? «L’ordinateur ne pourra qu’imiter. On imite Bach, mais on n’est pas Bach. Il faudrait qu’aujourd’hui l’ordinateur crée un nouveau Bach qui ne s’appellerait pas Bach mais «Tartempion» et qui ferait de la musique céleste comme Bach ou qui ferait de la musique concrète comme Xenakis ou les deux à la fois. Seul l’humain a du génie. L’ordinateur reste un instrument, un outil magnifique mais ce ne sera jamais qu’un outil. Même constat dans le domaine de la peinture ou de la littérature. Peindre comme Vermeer, Monet, et Picasso? Ecrire comme Proust? A quoi bon! Ce seront toujours des imitations». Et cela, même si certaines œuvres picturales réalisées sur ordinateurs se sont envolées pour des sommes dont les artistes «copiés» n’auraient même pas rêvé. Le Portrait d'Edmond de Belamy s’est vendu à prix d’or en octobre 2018: 432'500 dollars américain à l’occasion d’une vente aux enchères d’un genre encore inédit, la star était un tableau généré par intelligence artificielle. Des réseaux génératifs antagonistes (GAN) à la place des pinceaux. Pessimiste (ou prudente?), la maison Christie's à New York avait initialement estimé la valeur de l’œuvre, résultat d’un logiciel nourri de quinze mille portraits classiques, entre 7’000 et 10'000 dollars. Cette vidéo montre le processus de création du Portrait Edmond de Belamy, le processus d’entrainement des modèles qui le sous-tendent.
Art et ordinateur: et l’esthétique dans tout ça?
«Que ce soit l’IA avec les systèmes experts d’aujourd’hui, ou que ce soient les tables traçantes comme celles utilisées par Manfred Mohr en 1973, le constat est le même. Ce n’est pas parce que la technologie a évolué que l’art sur ordinateur deviendra génial. L’art d’aujourd’hui est devenu majoritairement conceptuel. Quant à l’esthétique, c’est encore un autre sujet dont on pourrait débattre toute la nuit. Aux Etats-Unis, le robot AARON d’ Harold Cohen se balade avec un pinceau, fait plein de choses qu’on lui a apprises. Je ne pense pas que les prouesses technologiques de l’ordinateur vont améliorer l’art. L’ordinateur est au service de la créativité humaine, c’est tout. C’est un peu comme l’humain augmenté, on en fait une sorte de robot, il va mieux voir, mieux entendre. Mais in fine, l’homme doit mourir».
En 1992, Marielle Stamm interviewe pour Le Nouveau Quotidien un mathématicien américain de passage à Lausanne, John Hubbard, lequel met les mathématiques au service de l’esthétique, et explique le paradoxe des fractales, objets compliqués, générés par de petits programmes informatiques. Résultat légèrement psychédélique.

John Hubbard met les mathématiques au service de l’esthétique. Et si nous inversions le titre? L’esthétique au service des mathématiques, de la science et de la connaissance en général, grâce à l’informatique? Aujourd’hui, il existe d’extraordinaires possibilités graphiques pour transmettre visuellement une information, autrement qu’avec un triste graphe en noir et blanc ou un tableau de chiffres indistincts. Sans parler de la simulation, et même de la conception assistée par ordinateur. Avec les progrès de l’informatique graphique, on peut changer de dimensions, modifier des œuvres imprimées en 2D, comme celles exposées en 1973, et les présenter en 3D: réalité virtuelle, réalité augmentée. «Depuis cette exposition, la technologie a fait d’immenses bons en avant. Elle a bouleversé tous les arts graphiques: cinéma, et jeux vidéo, notamment. Regardez les nouveaux jeux! On est passé des simples pictogrammes à des représentations d’une réalité sidérante».
Il arrive que la machine devienne elle-même œuvre d’art, issue d’une recherche de l’esthétique, obsessionnelle chez Steve Jobs dont l’Imac, initialement uniquement Bondi Blue, se situe au carrefour de l’art et de la technologie. Ou encore, le NeXT Cube (premier serveur Web) et l’iPod qualifié par le légendaire chanteur Bono, du tout aussi légendaire groupe U2, de «plus bel objet d’art de la culture musicale depuis la guitare électrique» (Steve Jobs, p. 483). Des œuvres d’art pour masquer l’identité première du micro-ordinateur? Réponse dans Disparition Programmée ou directement à l’exposition du Musée Bolo.
Steve jobs avait enregistré les concertos brandebourgeois de Bach dans son iPod. Dans ce cas particulier, le génie était bel et bien dans la machine.

Le rapport machine-humain soulève de multiples questions, passionnantes, notamment sur la place de chacun dans cette cohabitation. Pour clore ici ce vaste sujet, car la vie de Marielle Stamm a encore beaucoup à nous dévoiler, je vous laisse poursuivre cette réflexion avec deux artistes rencontrés plus ou moins longuement dans ce chapitre «Art et Informatique». Pablo Picasso était d’avis que: «Les ordinateurs sont inutiles. Ils ne savent que donner des réponse» (L’art assisté par ordinateur). En 1973, Manfred Mohr estimait au contraire que: «La machine n’est pas l’ennemi de l’homme mais son prolongement. Je considère l’ordinateur comme un authentique amplificateur de nos expériences intellectuelles» (Cahier SESA N°5).
Et vous qu’en pensez-vous?
A très bientôt pour la partie 2
- Sur nos monts quand le soleil… et journalisme informatique
- L’après journalisme informatique, une vie foisonnante
Références, et pour aller plus loin - Partie 1
Marielle Stamm, Chère Mademoiselle et Amie, Editions Mon Village, 2014
Interview de Marielle Stamm à propos de Chère Mademoiselle et Amie, Entre les lignes (RTS), 28/07/2017
Marielle Stamm, L’enquête Elterich, Editions de l’Aire, 2019
Marielle Stamm, Yves Bolognigi, Disparition programmée. Le Musée Bolo mène l’enquête, Presse polytechniques et universitaires romandes, 2013
Marielle Stamm, Les Cahiers SESA N°5, Octobre 1973, exposition «Ordinateur et Création Artistique» (à voir à la réserve du Musée Bolo ou quelques extraits ici)
Marielle Stamm, Yves Bolognini, Xavier Nicol, L’épopée oubliée d’un ordinateur secret défense (texte, photos et vidéos)
Marielle Stamm, John Hubbard met les mathématiques au service de l'esthétique, Le Nouveau Quotidien - 09/01/1992
Références générales
The Imitation Game, 2014 (film)
Kathy Kleiman, The Computers: The Remarkable Story of the ENIAC Programmers, 2016 (documentaire)
Joan Clark, History of scientific women
ENIAC, Computer History Museum (Mountain View, CA, USA)
Leonard J. Shustek, Programming the Eniac: an example of why computer history is hard, CHM Blog – 18/05/2016
Emmanuel Lazard, Pierre Mounier-Kuhn, Histoire illustrée de l’informatique, EDP Sciences 2019
Walter Isaacson, Les Innovateurs. Comment un groupe de génies, hackers et geeks a fait la révolution numérique, LGF/Le Livre de Poche, 2017
IBM Poughkeepsie... from munitions to mainframes!, 1995
Remington-Rand Presents the Univac, 1950-1952 (documentaire)
Grace Murray Hopper, Vassar Encyclopedia – 2005/2013
Anne-Sylvie Weinmann, Le microprocesseur Intel 4004, 50 ans déjà! – 10/05/2021
Anne-Sylvie Weinmann, Une vie d’inventions. Jean-Daniel Nicoud, un des pères de la micro-informatique suisse – 23/04/2021
Anne-Sylvie Weinmann, Un virtuose de la micromécanique. André Guignard, l’horloger inventeur de la souris hémisphérique, maillon coloré de l’épopée humain-machine – 02/10/2021
Carole Trébor, Combien de pas jusqu’à la Lune? Katherine Johnson, la femme qui a permis aux hommes d’aller sur la Lune, Albin Michel Jeunesse, 2019
Les figures de l’ombre, 2017 (film)
Margot Lee Shetterly, Les figures de l’ombre, HarperCollins 2017 (livre)
Lee Friedlander, Cray at Chippewa Falls, publié par Cray Research, Inc, Minneapolis, Minnesota, 1987
Richard Cornell, Cray Research at Chippewa Falls - A Story of the Supercomputer, 2014 (documentaire)
IBM at the Tokyo Olympics, Journal The East April/May 1964
Jean-Jaques Chiquelin, Jacques Arnould: une certaine idée de l’informatique, Nouvel Obs - 3-9/06/1988
Jacques Arnould, Jacques Stern personnalité marquante de l’industrie informatique, avril 2021
Walter Isaacson, Steve Jobs, JC Lattès, 2011
Blog de Manfred Mohr
Herbert W. Franke, L’art et la machine, Préface du Cahier SESA N° 5, 10/1973
Herbert W. Franke, Computer Graphics, Computer Art, Phaidon, 1971
Silke Henkele, Space press, Herbert W Franke: New forms of artistic expression
Vera Molnar, Angles de toute espèce en désordre, 1971, Centre Pompidou (Paris) (vidéo)
MuDa, Vera Molnar: Randomness, 2020 (vidéo)
Anne-Charlotte Philippe, L’art assisté par ordinateur, Interstices - 20/01/2012
ArtInfo-MusInfo, Exposition «Ordinateur et Création Artistique», organisée par la SESA, Paris Octobre 1973
Mary Shelley, Frankenstein ou Le Prométhée moderne, Editions Gallimard, (1818) 2015
Anne-Sylvie Weinmann, Frankenstein ou Le Prométhée moderne – 200 ans et pas une ride - 30/08/2018
Caroline Toussaint, Quand les algorithmes se prennent pour des poètes. Le Temps - 16/03/2017
Catherine Dufour, Ada ou la beauté des nombres. La pionnière de l'informatique, Fayard, 2019
Sketch of the Analytical Engine invented by Charles Babbage by L.F. Menabrea of Turin, officer of the military engineers from the Bibliothèque Universelle de Genève, October, 1842, No. 82 with notes upon the memoir by the Translator Ada Augusta, Countess of Lovelace
Alan Turing, Computing machinery and Intelligence, Mind -10/1950
Aurélie Coulon, Du Beethoven créé par algorithmes à Lausanne et Genève - 03/09/2021
Philippe Gault, Une intelligence artificielle a complété la 10e Symphonie de Beethoven, restée inachevée – 06/09/2021
Remy Demichelis, Une IA de Huawei termine en fanfare la symphonie inachevée de Schubert; Les Echos – 08/02/2019
Premier rendez-vous (RTS), Emmanuel Colliard et Florian Colombo se rencontrent pour la première fois, 23/09/2019 (Emission de radio – IA et Bach à écouter dès la minute 31:30)
Marie-Emilie Catier, Pierre Jenny, Tamara Muncanovic, Quand l’intelligence artificielle concurrence les artistes, en particulier Des robots peintres, outils du créateur, RTSinfo Grand Format - 03/ 2019
Afp/gma, Une toile créée par un algorithme vendue à prix d'or aux enchères – 25/10/2018 (y compris une vidéo qui montre processus de création du tableau « Portrait d’Edmond de Belamy »).
Chris Garcia, Harold Cohen and AARON—A 40-Year Collaboration, CHM Blog – 23/08/2016
Wikipédia
Alan Turing
ENIAC
UNIVAC
Herbert W. Franke
Manfred Mohr
Vera Molnar
Andy Warhol
Pour aller encore plus loin
Pourquoi pas une visite du Musée Bolo et de l’exposition Disparition programmée pour découvrir l’histoire de votre ordinateur?
Dans l'immédiat, je vous invite à découvrir quelques activités de ce pôle unique de compétences!
Un virtuose de la micromécanique
ANDRÉ GUIGNARD, l’horloger inventeur de la souris hémisphérique, maillon coloré de l’épopée humain-machine.
Par Anne-Sylvie Weinmann, avocate et data scientist, sur la base de propos recueillis le 17/08/2021 lors d’un long entretien.
Horlogerie, radio et électricité: «La clé, c’est l’outil!»
Horloger ou régent?
Passionné de musique qui écoutait adolescent du jazz sur une installation stéréophonique construite par lui-même, entouré de frères et sœurs pianistes et violonistes, André Guignard exprimera sa virtuosité loin des gammes, dans le domaine de la micromécanique. Il entrera dans ce vaste univers de la petite mécanique de précision par la prestigieuse porte de l’horlogerie. Rien d’étonnant me direz-vous pour un enfant de L’Orient né en 1942 dans une famille d’horlogers de la Vallée de Joux. Dans les années 1950-60, les choix professionnels qui s’offrent à un jeune homme du berceau de la haute horlogerie demeurent limités: horloger ou régent. Régent? «C’est instituteur en vaudois» répond-t-il en riant. Il a un frère horloger et l’autre instituteur. CQFD! Si à l’évidence l’horlogerie a choisi André Guignard plus qu’il ne l’a choisie, le savoir et l’expertise acquis au cours de ses trois ans d’apprentissage se révèleront tout au long de sa carrière être d’une valeur inestimable. Tic, tac, tic, tac, le jeune apprenti a construit de ses mains une montre 17 lignes: «A l’époque on faisait entièrement une montre, de A à Z. 17 lignes; cela indique la dimension de la montre. Une ligne correspond environ à 2,3 mm». Reconnue chronomètre d’observatoire, certifiée officiellement dans sa précision de marche, la montre de poche d’André Guignard fonctionne toujours très bien!

Une passion: l’électronique au son de la musique
Mélomane mais non musicien, André Guignard écoutait beaucoup de musique à la radio ou enregistrée sur des disques vinyles. Le jeune combier apprenti horloger a une passion: la radio! Capter de la musique, des émissions. «Et surtout je faisais de la reproduction de musique avec les disques, c’étaient les tout débuts de la stéréophonie. J’étais un des premiers à avoir un système stéréophonique dans ma chambre. Avec des copains on écoutait les disques de jazz de l’époque, les premiers enregistrés en stéréophonie, Count Basie par exemple».
«J’avais fabriqué des amplificateurs à l’époque à tubes»; c’était son installation, il avait quasiment tout fabriqué lui-même au moyen des composants nécessaires que l’on trouvait aisément dans les magasins spécialisés: tubes, résistances, transformateurs, condensateurs. La radio n’avait plus de secret pour lui grâce à un livre dont le titre demeure gravé à tout jamais dans sa mémoire, ouvrage toujours disponible à ce jour dans sa 29e édition de 1998: La radio?... mais c'est très simple! d’Eugène Aisberg. «C’était génial!» s’enthousiasme-t-il encore, de ce livre fait dans le style d’un dialogue questions-réponses entre un ignorant et un savant qui fabriquaient un récepteur radio, avec des dessins un peu naïfs. «J’allais acheter de la tôle aluminium, je faisais les trous pour passer les socles des tubes électroniques, ensuite je câblais. Et enfin, l’amplificateur fonctionnait!». Un amplificateur de 30cm sur 30cm sur 15cm. Pas encore du domaine du micro, il fallait de la place pour dissiper la chaleur émise par les tubes. Les amplificateurs faisaient 6 watts de puissance maximum, mais «Je peux vous dire ça fonctionnait bien!».
Au-delà de la joie évidente, et contagieuse, qui émane d’André Guignard lorsqu’il évoque ses souvenirs teintés de technique, de musique et d’amitié, l’écouter c’est se pencher sur la naissance et la mise en place d’une technologie qui va transformer à jamais nos sociétés: le transistor. «On achetait avec un copain des vieilles radios, on les démontait, les remontait, on essayait de les faire fonctionner. Elles étaient évidement à tubes». Le tube à vide, composant électronique servant à contrôler et amplifier le courant électrique sera évincé plus tard par le révolutionnaire transistor, né à Noël 1947, regroupé en nombre toujours croissant dans des circuits-intégrés (puces, 1958) dont la plus célèbre est l’Intel 4004 (1971), 50 ans cette année, qui avec ses successeurs a rendu possible l’avènement et le développement de la micro-informatique, notamment les Smakys, aventure collective dans laquelle André Guignard sera engagé aux côtés de Jean-Daniel Nicoud, un des pères de la micro-informatique suisse. «Le transistor, les premières applications sont apparues dans les années 60. Ce n’était pas inintéressant mais on pensait que jamais on ne pourrait remplacer les tubes dans les applications de puissance. La technologie a évolué. Au début elle était pratiquement inutilisable. On trouvait que c’était intéressant d’avoir un transistor, d’avoir un système amplificateur mais on ne pouvait pas dépasser quelques milliwatts de puissance, la fréquence était très limitée, ça coûtait cher, jusqu’à ce qu’on se rende compte qu’on pouvait faire beaucoup d’autres choses. Et après c’est parti de manière exponentielle». C’est parti, le transistor a conquis le monde! Le jeune horloger fraîchement diplômé a poursuivi son chemin sur une route pavée de tubes et de transistors: d’abord une année de raccord à l’école des métiers comme radio-électricien. «On ne parlait pas d’électronique à l’époque. On parlait de radio. L’électronique était limitée à la radio», puis ce sera le Tech, l’école d’ingénieur, encore à Lausanne, couronné par un diplôme en électronique et électricité.
Trois formations qui s’enrichissent mutuellement. Dans ce bagage très complet d’horloger-ingénieur, se trouvent toutes les ressources nécessaires pour concevoir et réaliser moultes inventions. Et s’il manque un outil, pas de problème, André Guignard le fabrique. «Un horloger est capable de fabriquer un outil pour une seule opération. On fabriquait nos outils en suivant un programme préétabli. Nous avions ce qu’on appelle une layette avec des quantité de tiroirs remplis d’outils spécialisés pour fabriquer des montres. Aujourd’hui vraisemblablement cette exigence est un peu atténuée. Plus personne ne voudrait passer une journée entière à fabriquer un axe d’ancre de 0,5mm de diamètre et 1,5mm de long avec deux pivots à chaque bout, et qu’à la fin de la journée vous le perdez, passez une heure à le chercher dans les fentes du parquet. Je ne pense pas qu’il reste un apprenti horloger capable de tourner un axe de balancier et de polir les pivots à la main avec un archet. Et quand le pivot de balancier casse, vous ne l’entendez pas. Vous voyez qu’il n’est plus là. Et recommencez, des dizaines de fois».
De ces heures passées à l’école de la minutie, de la patience et de la persévérance, les méthodes de fabrication constituent les acquis qui serviront plus tard à André Guignard. Être à même de fabriquer un outillage spécialisé pour une opération lui a largement ouvert les champs des possibles car «quand vous concevez, que ce soit un robot complexe ou une petite pièce, vous la faite en fonction de vos possibilités». Selon ses possibilités, et selon son référentiel. «La micromécanique, c’est également les boîtes à musique de l’Auberson. A la limite de la micromécanique et de la mécanique de dimension plus élevée, on trouve la petite mécanique avec, par exemple, le génial Stefan Kudelski, que j’ai connu, et ses enregistreurs mécaniques Nagra». André Guignard, artisan du micro a également côtoyé la grosse mécanique, dont la Suisse était aussi spécialiste, à côté de l’horlogerie «championne toutes catégories!». Une visite enfant chez Sulzer, impressionné par un moteur de bateau de 15 mètres sur 25. Un mandat pour Alstom: des machines qui font 2,6 gigawatts. Les qualificatifs de cet univers sont bien différents de ceux de l’horlogerie: immense, gigantesque, énorme! Mais la différence entre ces mondes mécaniques se limite-t-elle à une question d’échelle? Non, elle est plus subtile, et se loge dans l’audace, ou la naïveté, des horlogers d’entant. «Il ne faut pas oublier qu’un mécanicien qui voit une montre l’analysera mécaniquement, et déclarera qu’à cause des frottements, il est impossible de la faire fonctionner ». Et pourtant, nous le savons, une montre ça marche! Alors, Monsieur Guignard, où se trouve la différence? «Et oui, ça marche! Les horlogers ne savaient pas que c’était impossible, c’est pour ça qu’ils l’ont fait! Il ne se posaient pas la question de savoir si c’était possible ou pas, ils y sont allés. Et ça marche parce qu’il ne faut pas calculer en frottements, il faut calculer en chocs. C’est pour cela que l’horlogerie est un monde à part dans le domaine de la micromécanique». N’est-ce pas la richesse et la combinaison de cette pluralité de regards qui ont permis à de nombreuses inventions d’éclore?
EPFL 1976: «J’aime bien mettre la main à la pâte et faire de la petite mécanique°»
Avant de rejoindre l’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne (EPFL), André Guignard a travaillé dans le domaine de la téléphonie chez Standard Telephon & Radio AG. Employé au département Versterkerprüdel, ou contrôle des amplificateurs, de l’entreprise sise sur les bords du lac de Zurich, il quittera après deux ans ce travail de routine qui le conduisait aux quatre coins de la Suisse pour contrôler les appareils utilisés dans les centraux téléphoniques. C’est à Lausanne qu’il renoue avec l’horlogerie au sein de la maison Bernard Golay. «On était les premiers à fabriquer des montres à quartz». L’entreprise pionnière fera malheureusement faillite. L’horloger mélomane fonde alors avec d’anciens collègues la société CFG à Morges. CFG, acronyme de Cohen, Francfort, Guignard: «On avait commencé à faire des montres, car on ne savait faire que ça». L’entreprise existe toujours, ne fait plus de montres, et même si elle a conservé le G de ses origines, André Guignard ne lui est plus lié.
Morges, dernière escale avant de trouver son port d’attache en 1976 à l’EPFL, au Laboratoire des Calculatrices Digitales (LCD) dirigé par Jean-Daniel Nicoud. Quarante-cinq ans plus tard, c’est dans cet extraordinaire environnement, qui aura changé deux fois de nom, de responsable aussi, qu’André Guignard me reçoit. Lui est toujours là, même si depuis sa retraite en 2007, il n’assure plus qu’une présence à temps partiel. Il souligne l’importance d’un bon environnement de travail, trente ans pour construire son laboratoire, avoir tout le matériel nécessaire. Le matériel de base, de même que le matériel spécialisé. Un environnement façonné, enrichi au fil des projets et ses sous-projets. Il y a de tout dans cette caverne d’Ali Baba soigneusement rangée. La mécanique ancienne et les nouvelles technologies se côtoient, se complètent à l’instar des fraiseuses, du tour et des quatre imprimantes 3D: «On avait déjà la fraiseuse Aciera, elle a plus de 50 ans. Je l’utilise toujours de la même manière, elle est toujours aussi précise. Ça c’est de la mécanique suisse! La seconde Aciera, plus grosse et le tour Shaublin, des tours de haute précision fabriqués en Suisse, des machines irremplaçables». Pas d’obsolescence programmée! On en trouve d’occasion, mais elles ne sont plus fabriquées. «Les jeunes les regardent d’une façon un peu curieuse. Maintenant on dit: «Pourquoi des machines, on a des imprimantes 3D!», d’ailleurs j’en ai quatre ici sur lesquelles je peux faire certaines choses intéressantes mais contrairement à une croyance largement répandue, il y a des limites. Quand c’est très petit ça ne va pas, parce que la définition de ces imprimantes 3D reste relativement faible. On travaille dans l’ordre de 0,1 mm, un peu moins pour les très bonnes machines. Seulement, quand on fait de la mécanique de précision ce n’est pas 0,1 c’est 0,001mm, un millième de millimètre sur lequel on travaille! Avec mon tour, je domine le travail au centième de millimètre sans problème, ce qui est parfois indispensable pour faire des ajustements». Il y a des mondes que l’on peine à imaginer, à l’exemple du monde du micro. «Avec un imprimante 3D, on peut faire des pièces qu’on ne peut pas fabriquer mécaniquement; ces techniques se complètent parfaitement». Ecouter André Guignard parler de micromécanique, c’est regarder le monde à la loupe. Pour moi qui n’envisage que très rarement mon environnement en-dessous du millimètre, je prends conscience de cette dimension bien réelle du micro, je suis admirative d’un travail fait avec une telle aisance à une si petite échelle!
Du contenu des armoires qui l’entourent, remplies de vieux matériel et d’éléments liés à divers développements passés, André Guignard, relève: «Ce sont des archives qui ne sont pas des archives». Des archives vivantes. Il est en train de refaire un système de contrôle pour les gros générateurs d’Alstom, on le lui a redemandé après 10 ans. Il a tout. Et il refait. Sur sa table de travail, une bobine en cuivre qu’il refait. Incroyable! Tout est fabriqué à la main, c’est de l’artisanat, c’est magnifique! Quelle dextérité, quelle délicatesse! On n’est pas loin du travail de l’horloger. «Ce sont surtout les méthodes de l’horloger» précise-t-il «Un outillage adapté à ce qu’on veut refaire, c’est extrêmement important. La clé, c’est l’outil!». De sa formation d’horloger, choisie surtout par manque de choix, il ne nourrit aucun regret, bien au contraire: «En définitive, c’est probablement ce que j’utilise le plus!».

«J’aime bien mettre la main à la pâte et faire la petite mécanique», une affirmation qui a immédiatement séduit Jean-Daniel Nicoud, et marque le début d’une longue collaboration entre les deux hommes. André Guignard a mis sa vaste palette de compétences au service de projets variés, au bénéfice du LCD qui deviendra LAMI (Laboratoire de micro-informatique, 1980) puis LAP (Laboratoire d’architecture des processeurs, 2000 à la retraite de Jean-Daniel Nicoud, nouveau responsable professeur Paolo Ienne), et d’autres laboratoires de l’EPFL, de collègues chevronnés ou d’étudiants en quête de savoir, et d’un coup de pouce, d’entreprises externes, de projets durables ou éphémères: dans les domaines de la micro-informatique, de la logique électronique et de la robotique. André Guignard, à travers ses innombrables réalisations, est le témoin et l’acteur d’un monde en profonde mutation.
La souris hémisphérique: le maillon coloré du développement de l’interface humain-machine
L’histoire dans l’Histoire
«Je n’étais pas content des mécaniques précédentes, horloger de formation, je me suis dit qu’André Guignard pourrait me faire une souris fiable» se rappelle Jean-Daniel Nicoud au sujet de l’arrivée d’André Guignard au LCD. Et il avait raison! André Guignard a en effet conçu et fabriqué la souris hémisphérique qui est demeurée «le modèle de construction de toutes les souris mécaniques», complète l’enthousiaste professeur.
Profondément impressionné par la fameuse «Mother of all demos» donnée en décembre 1968 par Douglas Englebart, père de la souris, le pionnier vaudois de la micro-informatique avait pu obtenir les plans du révolutionnaire périphérique, le modifiera et l’améliorera, une première fois en 1974 en remplaçant les potentiomètres par des encodeurs optiques. La souris qui a encore des roues séparées, n’a toutefois plus besoin d’être soulevée. On comprend dès lors que celui qui croyait si fermement dans la souris comme moyen d’interaction entre l’humain et la machine, embarque rapidement André Guignard dans sa vision et lui dise: «Tu me feras une souris!». «La souris, c’était effectivement dans les premières choses que j’ai faites». Les nouveaux prototypes se suivent régulièrement au gré des idées, puis des commandes: les roues de la version originale échangées contre une balle de ping-pong, puis l’acier remplacera le plastique. Mais une souris n’est utile qu’avec un écran digne de ce nom, «l’écran était juste capable de faire du texte, on ne pouvait rien faire d’utile avec une souris à l’époque. Il fallait un écran graphique», précise l’inventeur des Smakys. L’objet tant attendu arrivera enfin au début des années 1980.
Dans notre pays, seul le laboratoire de Jean-Daniel Nicoud pensait à la souris.
7 janvier 1980, la toute première souris sort du LAMI, destination Zurich, et son institut de chimie organique. Elle portait logiquement, le N° 1.

En 1979, Niklaus Wirth, pionnier suisse de l’informatique, professeur à l’ETHZ et père du langage Pascal, passe commande à son retour de congé sabbatique au Xerox PARC d’une trentaine de souris au total nécessaires à sa station de travail graphique Lilith, sortie en 1981. Pendant son séjour californien, le futur lauréat du prix Turing a découvert le Xerox Alto (1973), première station de travail avec une interface utilisateur graphique (GUI – Graphical User Interface), contrôlée par une souris rectangulaire à trois boutons. Percevant tout le potentiel de cette nouvelle technologie que le Xerox Palo Alto Research Parc refuse de vendre, souris comprise, Niklaus Wirth décide de développer une station de travail made in Switzerland inspirée de l’Alto. Et quoi de mieux qu’une souris pour contrôler les fenêtres, les icônes, les menus contextuels, et autres innovations affichées à l’écran; cette interface utilisateur graphique révolutionnaire qui va bien au-delà des simples lignes de caractères de l’époque, tout comme l’usage d’une souris, marquait le début d’une communication humain-machine toujours plus interactive. Niklaus Wirth rentre de la Silicon Valley avec dans ses bagages une souris esseulée offerte en guise de cadeau de départ. Il lui en faut d’autres. La commande qu’il passe à Jean-Daniel Nicoud donnera une impulsion essentielle au développement de la souris, contribuera à la propulser hors du laboratoire qui l’abritait, pour aboutir à un fleuron de notre industrie technologique: Logitech. Pour répondre à cette commande, André Guignard conçoit une souris mécanique à coque ronde, rouge pour les cinquante premières, que l’on voit égayer le côté de ces nouvelles machines, y compris les Smakys du LAMI!



Toutes générations confondues, ce n’est pas loin d’une centaine de souris qu’André Guignard fabriquera. En raison de l’exclusivité que le Xerox PARC souhaitait conserver sur ses périphériques, le LAMI sera entre 1980 et 1981, l’unique fournisseur de souris à la pièce, la souris hémisphérique d’André Guignard, dont bénéficieront Niklaus Wirth bien entendu, les modèles 3.06 à 3.30, et quelques souris de la génération 2, mais également d’autres centres de recherche en France, notamment l’IRIA (futur INRIA ), aux Etats-Unis, par exemple les mythiques Bell Labs, des instituts en Belgique, en Allemagne, et ailleurs s’intéressent au petit rongeur à coque ronde. Et n’oublions pas que le LAMI a aussi besoin de souris pour ses propres ordinateurs: les Smakys. L’intérêt croît, les commandes arrivent. Parfois impressionnantes, novembre 1981, 50 souris pour Lilith. Le LAMI, laboratoire de recherche, n’a toutefois pas vocation à fabriquer, et commercialiser, des souris en nombre. En 1981, il est décidé que la nouvelle souris développée par André Guignard, la souris 4, version améliorée et industrialisable de la souris 3, prendra ses quartiers en terre combière. Début 1982, la souris hémisphérique franchit l’étape significative de la fabrication industrielle, selon les plans et le know-how que son concepteur a transmis à l’entreprise horlogère de la Vallée de Joux : Dubois Dépraz SA. André Guignard n’est jamais loin, et officie en tant que conseiller.

La souris migre. Partie du Lieu, la souris Dépraz traverse officiellement l’Atlantique. A l’été 1982, la jeune société Logitech, fondée en octobre 1981 à Apples dans le canton de Vaud par Daniel Borel, Pierluigi Zappacosta et Giacomo Marini deviendra distributeur exclusif pour les Etats-Unis de la souris Dépraz, également dénommée P4, et non-exclusif pour le reste du monde.

De ses années d’étudiant en physique à l’EPFL, Daniel Borel connaissait Jean-Daniel Nicoud, alors chargé de cours. Dans la seconde moitié des années 1970, début des années 1980, ils travailleront en parallèle sur des projets pour la société Bobst Graphic (qui financera une partie des recherches sur la souris). Le premier sur le Beezy (BG-100), le second sur le Scrib. Pas étonnant que le jeune entrepreneur vaudois s’adresse au LAMI lorsqu’il eut besoin d’une souris dans le cadre d’un projet de système de photo-composition assistée par ordinateur développé pour le compte de la société japonaise RICOH. Quoi de mieux qu’une souris pour contrôler l’interface graphique?! A cheval entre l’Europe et le nouveau monde, en mars 1982, Logitech s’installe à Palo Alto pour se rapprocher de l’équipe de développement de RICOH, ouvrant la voie à l’émancipation et au déploiement du petit rongeur mécanique, inconsciente du changement de cap qui s’amorçait dans son activité.
Logitech a sa première souris: encodeurs optiques, bille en métal, coque ronde, trois boutons, déclinée en rouge, puis en bleu, beige, gris, orange par la suite, initialement noirs, les boutons eux aussi changent de couleur. La souris hémisphérique d’André Guignard, le maillon coloré du développement de l’interface humain-machine. En 1985, Logitech livrera le premier système de composition à RICOH. L’entreprise nippone n’y donnera pas suite. En revanche, le petit périphérique prolongeant notre corps pour aller vers l’écran, né de la passion de quelques visionnaires et de la maestria de créateurs de talent comme André Guignard portait en lui l’avenir brillant d’une société vaudoise, née dans une ferme du pied du Jura, pendant helvétique du garage états-unien.
Les souris Dépraz résistent mal aux chocs du voyage vers les Amériques, leur distribution par Logitech cessera en 1984, des souris seront conçues et fabriquées à Apples, puis ailleurs, en Asie notamment. Les coûts de fabrication sont également à prendre en considération dans l’équation. Des étapes clés jalonneront par la suite le développement et l’émergence du petit rongeur : 1984, loin des prévisions funestes de l’œuvre de George Orwell, cette année marque pour Logitech l’année du premier gros contrat OEM (Original Equipment Manufacturer), avec HP, pour la fabrication de souris, d’autres suivront ATT, Convergent Technology, Olivetti, DEC, Apple. Loin des laboratoires de ses premières années, la souris fait sa place sur le marché, puis conquiert le quotidien du grand public, pour accompagner des ordinateurs devenus micro puis personnels.
Logitech dispose en son sein des compétences d’ingénieurs de talent, souvent anciens élèves de Jean-Daniel Nicoud, au nombre desquels un certain René Sommer; celui qui dira d’André Guignard qu’il est «un mécanicien fabuleux», et avec lequel il continuera d’échanger sur la souris puisqu’il a conservé un bureau au LAMI, sera le premier à pouvoir intégrer un microcontrôleur dans une souris, technologie qui facilite la liaison aux différentes stations graphiques qui apparaissent sur le marché. Fin 1985, dotée d’une souris compétitive à son nom, la C7 Logimouse, la société lémanique s’engouffre dans ce marché naissant, et démocratisera la souris. La suite florissante de cette histoire écrite à plusieurs mains est connue, et dure aujourd’hui depuis quatre décennies. Logitech fête ses 40 ans en ce début octobre 2021.
Après la fin de la collaboration avec Logitech, la souris Dépraz continuera d’être fabriquée jusqu’en 1990, et 5000 souris sont vendues en Europe, parfois plus loin.
Voilà pour l’histoire dans l’Histoire!
_________ Visite guidée au cœur de la souris _________
Plongeons maintenant avec André Guignard dans les entrailles de la souris et de l’interface humain-machine, pour comprendre un peu, en sa compagnie, les grands principes qui permettent que le mouvement d’une souris mue par notre main se traduise en déplacement d’un curseur sur un écran d’ordinateur pour nous en simplifier l’usage. Aujourd’hui évidente, cette possibilité d’interaction avec la machine est épatante, et révolutionnaire.
Visite guidée 1: Des potentiomètres aux encodeurs optiques
Avant l’arrivée d’André Guignard au LCD en 1976, Jean-Daniel Nicoud avait apporté une transformation significative à la souris originale de Douglas Engelbart en remplaçant les potentiomètres par des encodeurs optiques (capteurs incrémentaux). De quoi s’agit-il? «L’encodeur c’est la roue optique, le terme exact est capteur incrémental, une roue avec des rainures, ou des pas, que l’on va compter avec des capteurs infrarouges. C’est un principe qui était connu depuis longtemps».

Visite guidée 2: La mesure du mouvement
André Guignard schématise dans les très grandes lignes en quoi consiste ce principe de la mesure du mouvement de la souris mue par la main humaine sur une surface pour un pointage sur une écran d’ordinateur: «On transforme le déplacement de la bille (initialement deux roues) en deux axes orthogonaux, on transforme le mouvement en coordonnées orthogonales. On compte les nombres de passage du disque codeur (capteur incrémental) qui donne une idée précise du déplacement dans un axe et dans l’autre, sur un plan. Le calcul de ce déplacement est ensuite transféré à l’écran pour le pointage. Au début le curseur est placé n’importe où, généralement au centre pour qu’on le voie, et ensuite quand vous déplacez la souris, le disque codeur compte le déplacement, il reconstitue le déplacement de la bille simplement en reportant les coordonnées qu’il obtient des deux axes de rotation».
Visite guidée 3: Des roues à la bille en métal
Mais qu’est-ce qui fait tourner les deux capteurs incrémentaux?
La souris originale d’Engelbart a des roues pour les axes de rotation, de même que la première souris modifiée par Jean-Daniel Nicoud avant l’arrivée d’André Guignard au LCD.

La souris hémisphérique a une bille en métal en lieu et place des roues. André Guignard explique l’apport de cette modification:
«Effectivement, dans la première souris de Douglas Engelbart, puis dans celle de Jean-Daniel Nicoud, les axes de rotation étaient des roues, mais les roues ça ne va pas bien, on ne peut pas les déplacer correctement». De plus, contrairement aux roues, la bille permet de déplacer le curseur dans toutes les directions. Les roues seront remplacées par une sphère unique faite d’un matériau qui évoluera dans l’histoire de la souris mécanique: plastique, métal, caoutchouc. «Il y avait déjà aux USA une personne qui avait fait une souris avec une bille. Mais je ne l’avais jamais vue. L’idée d’utiliser une bille existait déjà, par contre d’où venait-elle? C’est comme toutes les inventions, on dit qu’on a inventé mais on n’a rien inventé».
Les roues ont d’abord été remplacées par une balle de ping-pong. «La balle avait l’intérêt de ne pas avoir de points durs et de rotation. Elle tourne. Mais la balle de ping-pong glissait au lieu de rouler. D’où l’idée de prendre une bille lourde, en acier, une bille de roulement à bille de locomotive. Malgré cela, il y avait quand même un effet de glissement sur les galets qui appuient sur la bille, il y avait forcément une légère perte. Il fallait donc résoudre le problème de la position des galets par rapport à la bille. Les galets, c’est ce qui transmet l’information, ils entraînent les encodeurs optiques (capteurs incrémentaux). Il fallait donc être un petit peu au-dessus de l’équateur mais pas trop, et comme il n’y avait que deux galets, il a fallu appuyer derrière autrement car la bille ne les touchait plus. L’information du mouvement n’était plus transmise, elle était perdue. J’ai donc intégré dans la souris hémisphérique un troisième galet qui appuie sur la bille pour la maintenir en place».
Que des modifications mineures, il faudra encore quelques années avant que la souris ne subisse de grandes évolutions: «Lorsque Logitech a repris la conception et la fabrication en série de souris, spécialement aidée par René Sommer, la souris a été modifiée. Au début il y a eu des modifications mineures : la bille en acier remplacée par une bille en caoutchouc, les appuis de la bille ont été légèrement modifiés, mais le principe était toujours des capteurs optiques avec des disques codeurs, c’était toujours la même chose».

Visite guidée 4: Secrets de fabrication de la souris hémisphérique
Comptez entre 10 et 14 heures pour fabriquer une souris; cela dépend du modèle. Pendant une année environ, André Guignard leur a consacré tout son temps, au LAMI, il ne faisait que cela, des souris. La conception, et la production s’effectuaient en parallèle, les améliorations nécessaires apportées au fur et à mesure. Les 50 premières souris hémisphériques sorties du LAMI, en revanche, étaient toutes identiques, à coque rouge. Avant d’arriver à ce résultat, plusieurs prototypes, aujourd’hui disparus, se sont succédés.
Et la coque? En 1979-1980, pas d’imprimante 3D! Il fallait utiliser les techniques à disposition pour obtenir une forme précise. André Guignard, qui sait fabriquer les outils dont il a besoin crée le moule nécessaire pour la coque.


«Les cinquante premières souris que j’ai fabriquées étaient usinées dans un bloc de plexiglas (transparent). Les capteurs optiques étaient faits avec des films photo, produits par l’atelier de circuits imprimés de l’EPFL. J’ai fabriqué les boîtiers dans un moule de coulage puis les ai usinés pour faire les deux plats sur le côté et les dégagements pour les 3 interrupteurs. La matière de coulage est de la résine époxy colorée (Araldit). Par la suite, la maison Dépraz a copié exactement le design, mais a fait fabriquer un moule d’injection pour le boîtier et le bloc intérieur. Matière: ABS». ABS, Acrylonitrile Butadiène Styrène, ou plus simplement, la matière des LEGO! «Les capteurs étaient fabriqués par usinage chimique dans de la tôle d’acier inox».

Pourquoi cette forme hémisphérique? Tout simplement, parce ce que: «Je trouvais ça marrant!» répond espièglement l’inventeur. «Il faut croire que ce n’était pas si mal puisque tout de suite elles ont été copiées» précise-t-il en montrant une copie conforme. «Un produit copié est un produit qui a de l’intérêt, c’est un signe que ça vaut la peine d’insister». Une première fournée de cinquante souris rouges, il en a refait d’autres par la suite, mais produire en série telle n’était pas la vocation du LAMI. 1981, la fabrication en plus grand nombre a été sous-traitée à la société Dépraz, conformément aux plans remis par André Guignard. Des plans établis à la main. «A l’époque on ne faisait pas des plans sur l’ordinateur comme maintenant, c’était sur papier, sur une planche à dessin, avec le T et un crayon. Une fois les plans dessinés, j’ai fait les pièces à la fraiseuse, au tour, je les ai montées puis essayées. Et voilà! J’ai aussi dessiné, monté, essayé le circuit imprimé qui allait dans la souris». Le circuit imprimé, pour permettre la communication avec l’ordinateur, la machine. «Au début c’était très primitif, c’était une sortie qu’on appelle parallèle. On sortait directement les données provenant des capteurs et l’ordinateur traitait tout cela. Plus tard un microcontrôleur a été intégré par René Sommer à l’intérieur de la souris, ce qui a permis la transmission d’informations beaucoup plus évoluées entre la souris et l’ordinateur; c’est une évolution importante dans l’histoire de la souris». Si la souris est à ce moment devenue «intelligente», elle avait encore une bille, elle était encore partiellement mécanique.

Etape subséquente importante dans l’évolution du rongeur intégrant les nouvelles technologies, lorsqu’elle deviendra électronique, optique, à l’instar de ma souris sur le ventre de laquelle les mots «optical mouse» sont inscrits. Cette transformation résulte de la suppression de la mécanique. «La souris est devenue optique lorsqu’il n’y a plus eu de bille, plus de mécanique, il n’y plus rien qui tourne, c’est une caméra qui filme le support. Quand on la déplace elle s’aperçoit que la photo qu’elle vient de prendre s’est décalée d’un petit bout. Des photos, oui c’est une caméra!» clarifie André Guignard.
Pas d’effervescence, pas de grandes émotions lorsque la première souris a fonctionné, qu’André Guignard a vu le mouvement du curseur à l’écran, correspondant au déplacement de la souris mue par sa main. «C’était assez évident. La technologie était tout à fait primitive. On donne des impulsions, ça on pouvait le faire de n’importe quelle manière. Personne n’a sauté de joie en disant «Ça marche!». C’était une évidence que ça allait marcher. Le problème était de savoir combien on perdait de pas quand on se déplaçait. On avait fait un petit cadre en plastique où on déplaçait la souris quatre fois et théoriquement elle devait se retrouver après quatre voyages au même endroit. Et bien jamais, jamais au même endroit. A cause du glissement. C’était ça qui était le challenge, de limiter le plus possible ce glissement, d’où l’utilisation ensuite de billes en caoutchouc qui a une meilleure adhérence. On a aussi essayé de les faire mates, dépolies, pour qu’elles glissent un peu moins».
André Guignard, modeste ajoute: «Une souris, au niveau inventif c’est assez faible; ce n’est pas l’invention du gramophone! Le trait de génie était de convaincre les gens de changer leur pratique». André Guignard, un inventeur trop modeste. «C’était une évidence que ça allait marcher». C’était évident... Il fallait quand même la faire, la souris hémisphérique! Je suis vraiment admirative, de ce que les humains sont capables de concevoir, puis de réaliser, de leur ingéniosité, un périphérique d’entrée, fruit de découvertes, de trouvailles, d’astuces apparues au fil du temps, et finalement jointes dans cette demi-sphère colorée avec ses trois boutons pour contrôler un ordinateur, nous permettre à nous humains de communiquer plus aisément avec une machine qui ne comprend que des suites de 0 et de 1, sans avoir besoin d’être les rois ou les reines du code.
Un changement de pratique: «Maintenant on n’imagine pas du tout un ordinateur sans souris. A l’époque on n’imaginait pas du tout un ordinateur avec une souris».
«Au début nous avons vendu les 50 souris que j’ai fabriquées un petit peu partout dans les universités; c’était l’idée de Jean-Daniel Nicoud qui était assez géniale! Distribuer les souris, à perte pratiquement, car il n’était pas question de gagner de l’argent avec ça. L’idée de génie a été d’aller dire: «Utilisez ce périphérique!», alors que personne ne savait ce que c’était. Avant la souris, pour se déplacer sur les écrans on utilisait des tables graphiques, des petits panneaux avec un stylo qu’on déplaçait dessus». Il y avait aussi les flèches du clavier, que plus tard Steve Jobs fera supprimer pour qu’on utilise uniquement une souris avec le Macintosh (1984). Et Jean-Daniel Nicoud a dit: «On peut faire ça avec une souris!». L’idée de génie selon André Guignard a été celle de Jean-Daniel Nicoud, puis de Daniel Borel, «d’aller distribuer la souris pour mettre dans l’esprit des gens, qu’il fallait absolument mettre une souris avec un ordinateur, chaque ordinateur avec sa souris, c’est ça qui est génial! Dans mon esprit, c’est Daniel Borel qui est allé dire: «Il faut mettre une souris avec chaque ordinateur!». Il a su convaincre les développeurs et fabricants d’ordinateurs, qui n’étaient pas du tout convaincus au départ; cela a pris du temps, mais il a vraiment fait démarrer la commercialisation de la souris». Et André Guignard de conclure concernant cette partie de l’histoire de l’interface humain-machine qu’il a contribuée à écrire: «Il est quasiment impossible de recréer historiquement ce qui s’est passé. C’est une espèce de mouvance. Ce qui à mon avis il faut retenir, c’est que des gens comme Jean-Daniel Nicoud et Daniel Borel arrivent à convaincre les fabricants qu’il fallait mettre une souris avec chaque ordinateur; c’était ça le grand pas!». Il a aussi fallu prendre des risques: «Ce n’était pas donné, le concept et l’idée de gagner de l’argent avec des souris, ce n’était pas évident du tout, pour preuve au départ Dépraz a été la seule entreprise à accepter de faire des souris. Il y a eu plusieurs demandes ailleurs. Refusées».
Quelques mots d’Amérique: «Je ne sais pas si je dois vous maudire ou vous félicitez d’avoir fabriqué ces souris».
Effectivement, la souris a pris les commandes du navire Logitech, l’a fait dévier de son cap initial, plutôt orienté soft que hard, mais quatre décennies plus tard, parfois poussé par des vents cléments mais ayant aussi traversé ses quarantièmes rugissants, en réponse à ces mots adressés à André Guignard par Daniel Borel sur une carte postale venue des Etats-Unis, la réponse de celui dont le voilier s’appelle…Mousetrap! Souricière! transparait de cette déclaration faite récemment au quotidien Le Temps: «Lors du 40e anniversaire de Logitech le 2 octobre prochain, mon voilier Mousetrap sera dans la baie de San Francisco pour une grande célébration, comme vous pouvez l’imaginer! »
La souris, une histoire collective écrite à plusieurs mains, à n’en pas douter!
La souris, ce n’est pas tout!
Smakys, logidules et robotique
Les activités et inventions d’André Guignard pendant ces années passées à l’EPFL ne sauraient être réduites à la souris, ni même à la micromécanique. Il a également mis son vaste savoir-faire au service de la micro-informatique naissante accomplissant avec le soin et la minutie constituant sa marque de fabrique, moultes réalisations, par exemple, monter plusieurs Smakys 4, 20 unités fabriquées en tout. Pliage de plaques de PVC, montage des pièces dans les boîtiers, montage des écrans, «à l’époque on adaptait les écrans nous-mêmes, après on les a achetés tout faits». Il a effectué le câblage en wrapping à la main, sur place; cela changera dès le Smaky 6 (1978).

Il a ensuite fallu fabriquer des supports pour tenir les écrans pour les salles de cours, et bien sûr il a consacré beaucoup de temps aux fameux logidules. Ces petits cubes électroniques développés il y a 50 ans par Jean-Daniel Nicoud (pour la première génération, la deuxième est estampillée 2021), afin d’aider des générations d’étudiants à comprendre les concepts et les solutions technologiques à la base de l’informatique, ont aussi beaucoup occupé André Guignard qui en a fabriqué des centaines à la main. Les boîtiers étaient moulés, les couvercles faits à la main avec des gabarits pour le perçage. L’impression pour les couvercles était faite en sérigraphie, et bien sûr il y avait les circuits-imprimés, et les inévitables réparations: «avec mon collègue Georges Vauchez, on montait les circuits-imprimés, on les testait. Il fallait aussi les réparer. Nous avions toujours un paquet de Logidules à réparer».


L’habile horloger-ingénieur a dessiné, sur des supports évoluant au gré des nouvelles technologies, de nombreux circuits imprimés, pour des projets d’étudiants avec lesquels il travaillait beaucoup, pour la souris bien sûr mais également pour le robot Khepera, et d’autres projets encore. «Au début on collait des bandes noires sur des transparents. Ensuite, dans les années 80, on a eu un logiciel sur un PDP 11, un mini-ordinateur payé à l’époque plus de 100'000 francs; c’étaient les premiers logiciels pour dessiner des circuits imprimés sur ordinateur. Les premiers circuits imprimés je les dessinais sur une carte graphique, pas avec la souris».
Peu à peu André Guignard commence à travailler en robotique, domaine que Jean-Daniel Nicoud a toujours aimé, et dans lequel il entraîne toujours plus les collaborateurs de son laboratoire, et des étudiants passionnés, organisant même des concours. Et bien sûr André Guignard a mis son talent et son ingéniosité au service de la réalisation de ces robots, simples au début, puis de plus en plus complexes. Tout petits, ou plus grands. Des robots qui suivaient les nouvelles possibilités offertes par l’évolution de la technologie. André Guignard me montre un robot d’1cm3, Jemmy, entièrement réalisé au LAMI (1992), et primé dans sa catégorie lors du International Microrobot Maze Contest '97 à Nagoya au Japon. «C’était un étudiant qui est allé au Japon pour le concours et a gagné le premier prix». Le robot devait pouvoir se déplacer dans un labyrinthe simple de 1,5cm de côté, mais pas à plat, ça aurait été trop simple, il devait pouvoir monter et descendre. Il y a deux moteurs dedans, des capteurs de distance pour se déplacer sans toucher les bords du labyrinthe. Et les roues, tellement fines! Un travail d’horloger! «Oui, oui, ce sont des roues d’horlogerie, Là c’est vraiment de l’horlogerie». Bon exemple, de ce que les compétences d’André Guignard pouvaient apporter dans cet environnement, ce minuscule robot brise les représentations de robots forcément grands. Un robot peut être tout petit. Il y a également eu Inchy, le bien nommé, mesurant un inch cube, soit 2,54cm3. «Donc beaucoup plus gros en volume!» souligne André Guignard. Dans mon référentiel, cela demeure très petit, mais je ne suis pas horlogère de formation. Cette différence de perception propre à chacun selon son parcours est fascinante.

Commencé comme projet d’étudiant, puis développé au LAMI depuis 1991, Khepera, robot mobile de 5,5 cm de diamètre, qui doit son nom à un dieu égyptien à tête de scarabée, plus attractif que sa dénomination première : cafard, sera suivi d’autres robots: Koala, Kameleon, Kilobot dont les nouvelles générations sont toujours utilisées aujourd’hui dans l'enseignement et la recherche avancés. Sa vocation d’origine de fournir les meilleurs outils robotiques pour les chercheurs et les professeurs, dévoilée dans The Development of Khepera, demeure actuelle. En revanche, l’objectifs initial de produire dix robots destinés à être utilisés dans le cadre du seul LAMI, a quant à lui été largement dépassé! Khepera et ses compagnons ont conquis le monde: «K-Team Solutions have been successfully deployed in over 600 universities and industrial research centers in the world» lit-on sur le site de la société K-Team Corporation installée à Vallorbe qui a repris en juin 1995 le flambeau de la production et de commercialisation de ce petit robot qui avait suscité de par le monde un intérêt inattendu. Il fallait une structure suffisante pour répondre à la demande toujours croissante, et à l’instar de la souris hémisphérique, tel n’était pas le destin du LAMI et de ses partenaires.
Dans la réalisation de cette invention pionnière qui a contribué à l'émergence de la robotique évolutive, mêlant mécanique, capteurs en tout genre et intelligence artificielle, André Guignard avait la charge de la mécanique, du dessin des circuits électroniques, du prototypage, des montages, des tests. «Il y avait du boulot!». On le croit volontiers. «Au début, le Khepera a beaucoup été utilisé pour des projets d’étudiants, et pour l’étude de robotique multiple, c’est-à-dire plusieurs robots associés pour l’accomplissement d’une tâche. Comme les S-bots. L’idée des S-Bots (pour Swarm Bots, Bots en essaim) est partie de là, à la différence que les S-Bots sont beaucoup plus sophistiqués que les Khepera». Dans le S-Bots, projet européen (2001-2005), chaque partie est indépendante mais ensemble elles montrent leur force, s’adaptent à leur environnement en surmontant un obstacle, par exemple. En 2006, le magazine Wired classe les S-Bot dans la liste The 50 Best Robots Ever, robots de fiction ou réalité.

Dans la longue liste des robots construits par André Guignard, pour des laboratoires ou dans le cadre de projets d’étudiants, de doctorants (robots sauteurs, volants), figure la poupée Robota (1997). Robot éducatif et thérapeutique, cette poupée aux bras et à la tête rendus mobiles par André Guignard, capable d’interactions complexes, était destinée à aider les enfants autistes dans l’apprentissage de la communication interpersonnelle.


Robota dont les yeux bougeront dès 2005, en raison de ses traits humains fait figure d’exception dans l’éventail des créations d’André Guignard. On trouve dans cette galerie d’avantage de robots qui empruntent des caractéristiques pour certaines propres au monde animal: voler, ramper, des amphibiens (ont des pattes), bondir, etc. Les chercheurs trouvent-ils leur inspiration dans le monde animal? «Les robots bio-inspirés, c’est autre chose. Khepera avait été nommée ainsi car il ressemble un peu à un scarabée, mais ce n’était pas encore l’idée du bio-inspiré comme il est développé à l’EPFL au Biorobotics Laboratory (BioRob) dirigé par le professeur Auke Jan Ijspeert. Un exemple sur lequel j’ai travaillé est la Salamandre, ainsi qu’un robot sur lequel je travaille actuellement: AmpiBot».

André Guignard, bien qu’officiellement retraité depuis 2007 est, un jour par semaine, hôte de l’EPFL et poursuit la réalisation de projets, AmpiBot notamment. «Ces robots sont la suite de la Salamandre. Ils seront utilisés pour faire de la recherche dans l’eau. Ce ne sont pas des amphibiens, mais des nageurs, car il n’a pas de pattes pour aller sur terre comme c’était le cas de la Salamandre. D’aspect proche d’une lamproie, il sera un peu plus grand et surtout beaucoup plus puissant que la Salamandre. Il ira beaucoup plus vite, et permettra l’exploration dans des endroits difficiles d’accès, mais surtout il permettra d’aller voir dans des lacs ce qui s’y passe sans trop modifier l’environnement, puisqu’il se comporte comme un poisson; cela minimise la pollution, permet de ne pas gêner l’écosystème et surtout de mesurer les valeurs réelles. Un robot qui a des hélices modifie la turbidité de l’eau, et on ne peut plus rien mesurer car vous ne savez pas comment c’était avant son arrivée». AmphiBot est entièrement créé par André Guignard, qui toutefois ne part pas de zéro, on reconnaît la forme de la Salamandre dont il est une amélioration qui logera un moteur plus puissant, une électronique plus évoluée, et puisque cela implique un changement de la dimension du robot, André Guignard doit redesigner l’ensemble, l’adapter pour la fabrication sur une imprimante 3D. Composé de plusieurs éléments à assembler, chacun équipé de deux batteries et de son propre microprocesseur, AmpiBot sera autonome. Et, retour à la passion de jeunesse de l’astucieux inventeur: «On communiquera avec lui par radio, ou par wifi si on est proche ». Le principal défi du projet: «Les problèmes sont essentiellement des problèmes mécaniques, l’étanchéité car il faut que tout cela ne prenne pas l’eau. Après l’impression 3D, les éléments sont recouverts d’araldite, autrement ce n’est pas étanche». Secret d’artisan!
A nouveau le mouvement, mais avant tout: «Ce qui est important c’est d’explorer, et puis de comprendre».
Avec passion, comme il m’a expliqué quelques principes à la base de la transposition du mouvement de la souris mue par une main humaine sur un écran d’ordinateur, il me parle du mouvement et des robots: «Pour les robots mécaniques généralement, on utilise essentiellement les roues, car c’est ce qui est le plus simple à faire mécaniquement, et qu’on ne peut pas faire biologiquement. Il n’y pas de roues biologiques. C’est l’Homme qui a inventé la roue; et cela marche suffisamment bien pour qu’il l’ait utilisée dans tous les domaines. Actuellement on va plus loin. L’évolution a amené les poissons, qui nagent fabuleusement bien, un requin qui se déplace, c’est fabuleux, il bouge à peine, j’en ai vu lors de plongées, ou une raie manta qui fend l’eau avec grâce, c’est incroyable! L’idée est d’aller vers ce genre de mouvement. Il y a des laboratoires spécialisés dans ce domaine. D’ailleurs, la Salamandre a fait l’objet d’un article dans la prestigieuse revue Nature. J’ai même fait avec elle le voyage de Los Angeles, pour une présentation. Ce qui était intéressant, et que l’équipe en charge du projet a étudié, c’est le mouvement dans l’eau, ils l’ont analysé par petits bouts pour essayer de le reproduire. Et on y arrive très bien car ce sont des fonctions sinusoïdales décalées. Le fait de se rendre compte comment cela fonctionne et d’arriver à l’imiter est extrêmement intéressant. Les applications… Dans une université, vous cherchez partout, les applications viennent sans qu’on s’en rende compte et puis peut-être que ce sera plus tard, ou jamais mais ce n’est pas cela qui est important. Ce qui est important c’est d’explorer, et puis de comprendre. Avec la Salamandre et Amphibot, en plus on essaie d’imiter. Imiter, c’est une autre démarche. Mais essayer de comprendre et d’expliquer, c’est déjà une démarche».
Un inventeur émerveillé du cerveau humain et bien ancré dans la réalité
«La mécanique et l’électronique réelles, c’est ça qui est intéressant! La simulation n’est pas la réalité». André Guignard se réjouit qu’à l’EPFL, demeurent «pas mal de gens qui font du «hard», qui font de la mécanique et de l’électronique réelles. Maintenant avec la puissance des ordinateurs vous pouvez tout simuler. Le problème toutefois, c’est que les simulations marchent toujours. Et si tel n’est pas le cas, on les fait fonctionner. Au contraire, lorsque vous réalisez des objets mécaniquement, électriquement, électroniquement, tout à coup ça ne marche plus. Il faut alors comprendre pourquoi, adapter, améliorer sa technique. Et c’est ça qui est intéressant. De nos jours, nous sommes de plus en plus dans l’«idéel», mais il faut quand même marcher, manger, il faut vivre. Il ne faut pas oublier qu’on reste sur Terre, on a un peu tendance à l’oublier malheureusement. On devient de plus en plus, pas intellectuels, mais «simulés», on simule de plus en plus. On sort de la réalité pour en avoir un concept simulé. Mais la simulation n’est pas la réalité. Par exemple, concevoir et réaliser une pièce mécanique ce n’est pas si facile que ça. Il y a des choses qui fonctionnent, d’autre pas. Il y a toujours plus de logiciels qui simulent des comportements mécaniques, mais ce n’est que de la simulation, ce n’est pas réel. A la fin il faut bien fabriquer la pièce. Or, on peut concevoir quelque chose de magnifique mais impossible à réaliser, soit parce qu’aucune machine ne peut le faire, soit parce que cela coûterait beaucoup trop cher. Donc il faut chercher et ça, ce n’est qu’avec la pratique, l’usage, l’expérience, le maniement du tour qu’on peut y arriver. L’intelligence artificielle, c’est la même chose. Vous pouvez simuler un comportement, ou tout ce que vous voulez, mais ce n’est pas la réalité. Tôt ou tard, cette intelligence artificielle, si intelligente soit elle, va se casser la figure. Elle est programmée pour faire un certain nombre de tâches, qui peut être très grand, mais elle va finir par tomber, comme nous êtres humains, sur un os. Mais nous, êtres humains, nous ne sommes pas programmés. L’os nous le verrons venir, non pas par prémonition, mais par habitude de comportement dans la vie. L’IA non. Elle ne fait que répéter, elle apprendra une fois qu’elle se sera cassé la figure. Elle ne verra pas venir le problème, et aura toujours du retard par rapport à la vraie intelligence». Voir venir, anticiper, comment faire pour régler un problème. André Guignard, l’expert en micromécanique aux doigts en or qui a passé tant d’heures à créer, partage son admiration pour le cerveau humain, sa mémoire qui parfois le trahit, la capacité d’inventer, et s’interroge sur son origine: «Le cerveau est quelque chose d’incroyable. Avec l’âge je commence à oublier un peu les mots. C’est normal. Je cherche à me souvenir d’un nom. Je ne le trouve pas. Si j’insiste lourdement ça ne marche pas. Si je n’y pense plus, je suis à peu près certain qu’une heure après ou le lendemain, paf!, le mot revient. Cela veut dire qu’il est là mais que je n’y ai plus tellement accès ; ça c’est une première chose. Deuxièmement, en ce qui concerne les inventions, vous avez une idée, pour un écrit, un robot, un robot c’est un ensemble d’idées, un mécanisme, et tout d’un coup il est là. Il est sorti d’où? Nul ne le sait. Ce n’est pas du hasard, parce que si c’était le fruit hasard, l’intelligence artificielle pourrait le faire aussi». André Guignard émet une hypothèse: «Il y a probablement quelque chose qui est lié à l’inné, mais aussi à l’acquis de votre vie entière, et de celle de vos ancêtres. Il faut lire Jung pour ça, avec ses archétypes». Quand André Guignard n’est pas à l’EPFL, il lit, beaucoup, s’intéresse à la psychologie, a lu nombre d’ouvrages dans ce domaine, ceux de l’éminent psychiatre suisse Carl Gustav Jung, mais n’est pas acquis aux théories freudiennes. «Ces combinaisons incroyables font que, tout d’un coup, un concept surgit. L’intelligence artificielle, en revanche, ce n’est qu’un outil! Les robots deviennent toujours plus intelligents. C’est une forme d’intelligence, certes, mais on a de la peine à la définir. Qu’est-ce que l’intelligence? Est-ce le fait de savoir se comporter par rapport à un évènement? C’est une forme d’intelligence, mais ce n’est pas suffisant. Si j’invente quelque chose, ce qui m’est arrivé de temps en temps, ça c’est une forme d’intelligence. Mais je suis absolument incapable de dire d’où elle vient». Le mystère demeure.
Monsieur Guignard, de toutes vos inventions, laquelle vous a le plus touché? «La seule chose dont je suis très fier c’est d’avoir réussi à fabriquer une montre qui fonctionne. En tant qu’apprenti. J’avais 16 ans. A l’époque je ne trouvais pas cela génial. Je ne sais pas comment cette montre a réussi à survivre à mes années d’adolescence» questionne-t-il amusé. Au début, rien, puis à la fin, une montre. Un garde-temps. «Là il y a une forme de création qui peut être un peu primitive. C’est cela que je trouve le plus extraordinaire dans le domaine de ma création, car la souris, comme je vous le disais, c’est des applications de choses existantes. Une bille qui roule sur un tapis c’est de la cinématique primitive. Il n’y a pas de quoi en faire un fromage!» L’expression sort spontanément. Idéale. Souris, fromage. Nous rions. «La montre a quelque chose de particulier, quelque chose qui bat à la fréquence proche du cœur». Le rythme de la vie. «La mesure du temps, philosophiquement, est difficile à vivre, est lourde à vivre psychologiquement. Et plus on avance, et plus les temps passe vite. Ce n’est pas un mythe, je vous assure».
Transmettre tout en restant actif
Retraité actif depuis 2007, et éternellement curieux, quand André Guignard ne donne pas corps à AmphiBot, ou ne lit pas, différentes missions pour des laboratoires de l’EPFL, des entreprises externes, des starts-ups, Flybotix spécialisée dans les drones d’intérieur, par exemple, occupent l’ingénieux combier dont l’habileté et l’expertise font plier les éléments: terre, eau, air. L’air aussi. Et micro, bien sûr. 2007, premier vol de MC2, un micro-robot-volant de 10 grammes qui vole de manière autonome dans une arène de test de 7x6m. C’était un projet d’étudiant, il y en a d’autres volants et sautants, mais pas seulement, car André Guignard a à cœur de partager et transmettre son immense savoir. Pendant notre entrevue, le téléphone sonne, une personne qui a besoin d’un renseignement sur un vieux composant. «C’est ça qui est formidable ici, je connais un tas de monde et je continue à suivre l’évolution d’un tas de chose, et puis il y a pas mal de gens qui viennent me poser des questions». Là se niche sa motivation: la passion de faire des choses comme celles qu’il fait et l’envie de rester dans un contexte où la recherche continue, «le contact avec des personnes dans le coup ». Voir ce qui se passe, interagir, se maintenir au courant. Et transmettre, à des étudiants spécialement. «Il y en a un qui viendra à 14 heures pour une pièce mécanique » se réjouit-il. Non loin de son laboratoire, un bâtiment sort de terre. L’EPFL est en train de mettre en place un centre de compétence pour la mécanique, à trois niveaux : étudiants, intermédiaire avec assistance de professionnels pour l’usage de certaines machines, et professionnels exclusivement. On vient lui demander des conseils. «Quelles machines pour équiper ce nouveau centre de mécanique?». Là aussi, existe une forme de transmission qui lui plaît, pour l’acquisition de compétences, de savoir-faire, d’expertise concrètes et tangibles, non simulées. Monsieur Guignard, pour conclure, que diriez-vous à un ou une jeune d’aujourd’hui qui s’intéresse à la science, à la mécanique? «Si vous avez envie de faire quelque chose, faite-le, même si vous vous casser la figure, faites-le, recommencer jusqu’à ce que ça marche. Faire, il faut faire!». Avec l’outil adéquat, bien sûr!
Parfois, dans les journées d’André Guignard, la mécanique et la musique se rejoignent. L’inventeur mélomane a récupéré un vieux phonographe à rouleau et œuvre à le remettre en route. Il me le montre, ça grésille un peu mais ça fonctionne. La musique si chère à André Guignard emplit la pièce. Echo d’un autre temps, qui a traversé les décennies, gravé sur un rouleau acquis récemment sur Ebay pour une dizaine d’euros. Et lorsqu’il a la tête trop pleine, André Guignard fait des mots-croisés «mais sans les cases noires, niveau 4, cela me permet de faire fonctionner ma mémoire, et puis surtout je ne pense à strictement rien d’autre, pour se sortir c’est génial». Sans les cases? «Il y a les définitions par ligne, la grille 20x30, mais pas une case noire» précise-t-il en riant, en réponse à mon regard étonné.

*
Au moment où vous lisez ce portrait, qu’avez-vous sous la paume de la main?
Merci Monsieur Guignard d’avoir généreusement partagé un peu de votre vaste et fin savoir, quelques-unes de vos réalisations et un peu de votre vision du monde.
Références, et pour aller plus loin
Eugène Aisberg, La radio?... mais c'est très simple!, ETSF, 29e édition - 10/1998
Anne-Sylvie Weinmann, Une vie d’inventions. Jean-Daniel Nicoud, un des pères de la micro-informatique suisse - 23/04/2021
Anne-Sylvie Weinmann, Le microprocesseur Intel 4004, 50 ans déjà! - 10/05/2021
Jean-Daniel Nicoud - 50e EPFL - Interview de Jean-Daniel Nicoud par Jérôme Genet pour le Musée Bolo - 11/2019 (Les souris: 22:05)
Histoire de la souris, Smaky.ch
Une histoire de l’informatique en Suisse, Smaky.ch
The Mother of All Demos, Douglas Engelbart - 12/1968
Niklaus Wirth, The personal computer Lilith, ETHZ - 04/1981
Lilith Workstation, ETHZ - 04/2005
Schweizer Computer (der Dieser Modula Computer (Lilith), l’ordinateur, sa souris, interview de Niklaus Wirth), Emission Karussell (suisse-allemand) - 09/1983
Bobst Graphic, 1972-1981, Edité par Giliane Cachin avec un essai de François Rappo, Triest Verlag für Achitektur, Design and Typographie, Zurich, ECAL, 2019
Logitech History - 03/2007
Yannick Rochat, L’histoire du Nimmer, l’un des premiers jeux électroniques conçus en Suisse (1968), en particulier «Logitech lui doit tout» - 11/07/2020
Anouch Seydtaghia, Daniel Borel: «Est-ce que le Conseil fédéral comprend vraiment les enjeux du numérique?», Le Temps - 09/07/2021
Walter Isaacson, Steve Jobs, JC Lattès, 2011
Microrobots, Miniature Robots and Subsystems Group, Archives du Laboratoire de Microinformatique (LAMI, EPFL) - 12/1997
Document texte-photos: LAMI, Labo de Microinformatique EPFL, Professeur Jean-Daniel Nicoud
Francesco Mondada, Edo Franzi, André Guignard, The Development of Khepera - 1999
Adrià Budry Carbó, Servan Peca, La Suisse championne du monde de la robotique, Le Temps - 31/10/2017
Francesco Mondada, Giovanni C. Pettinaro, André Guignard, Ivo W. Kee, Dario Floreano, Jean-Louis Deneubourg, Stefano Nolfi, Luca Maria Gambardella, Marco Dorigo, Swarm-Bot : A new Distributed Robotic Concept, Autonomous Robots, Volume 17, septembre-novembre 2004, pp. 193-221
Robert Capps, The 50 Best Robots Ever, Wired - 2006/01/01
Florent Guenter, Lorenzo Roos, André Guignard, Aude G. Billard, Design of a Biomimetic Upper Body for the Humanoid Robot Robota - 2005
Emma Marris, Robo-salamander goes swinning, Nature, avec une vidéo de la Salamandre - 08/03/2007
Bioinspired Vision-based Microflyers: Taking inspiration from biological systems to enhance navigational autonomy of robots flying in confined or cluttered environments
Le microprocesseur Intel 4004, 50 ans déjà!
Alors que le monde connait une pénurie de puces, retour sur la naissance de la plus célèbre d’entre elles: l’Intel 4004, 50 ans déjà!
Par Anne-Sylvie Weinmann, avocate et data scientist (09.05.2021). Voir son blog.
Le microprocesseur INTEL 4004, une révolution de 12 mm2
Dans le numéro du magazine Electronics News du 15 novembre 1971, la société américaine Intel annonçait officiellement la naissance de son premier microprocesseur: l’Intel 4004. «A microprogrammable computer on a chip!». Une prouesse technologique de miniaturisation: réunir sur une unique puce en silicium l’ensemble des composants et fonctions d’une unité centrale de traitement (CPU) complète, commercialisée en tant que produit. Une première! La naissance de l’Intel 4004, succès collectif, reflet de la synergie de talents individuels combinés, est également l’histoire de passionnés qui ont repoussé moultes limites pour que leurs rêves adviennent.

Une révolution au carrefour du calcul et des circuits intégrés
L’histoire de l’Intel 4004 trouve sa source au carrefour de celle du calcul et des circuits intégrés (CI ou puces). Si le CI a révolutionné le monde du calcul, le micro-processeur révolutionnera le monde tout court. Quand bien même la calculatrice de poche, aujourd’hui si familière, a déjà été formellement inventée par Texas Instrument en 1967, il faudra attendre les premières années de la décennie suivante pour la voir émerger et s’installer sur la scène commerciale du calcul. Dans ce paysage de la fin des années 1960, les calculatrices trônent encore sur les bureaux, alimentées par le réseau électrique. Elles deviennent peu à peu entièrement électroniques, la mécanique s’éclipsant progressivement face aux avancées offertes par les CI, invention révolutionnaire (1958) qui a permis de passer des transistors (1947) isolés soudés à l’intégration sur un semi-conducteur, dès la fabrication, d’un nombre toujours croissant de transistors interconnectés. Ces fameuses puces, dont les Américains sont non seulement les inventeurs mais également les incontestables spécialistes. « En 1968, les Japonais sortaient les premières calculatrices électroniques de table utilisant une centaine de circuits intégrés standards (des boîtiers de la taille d’une pièce de 1 franc) pour effectuer les quatre opérations arithmétiques de base » précise Jean-Daniel Nicoud, qui en 1969 réalisa à la section «calculatrices digitales» de l’EPFL le prototype d’une calculatrice de table portative à pile: la «BIM» (BInary Machine), 2,4 kilos, 110 circuits intégrés pour effectuer les quatre opérations élémentaires sur des nombres de six chiffres. Le jeune pionnier helvétique n’avait pas à rougir devant les Japonais, grands maîtres du domaine.
L’Intel 4004, enfant de l’audace et de l’ingéniosité
A cette époque où l’électronique des calculateurs était à la pointe du développement des semi-conducteurs, c’est à la croisée des chemins entre la supériorité technologique américaine et l’audace du fabriquant de calculatrices japonais Busicom que naîtra l’Intel 4004. Audace innovationnelle: une ligne de calculatrice avec une imprimante et des fonctions mathématiques supplémentaires. Plus audacieux encore, et gardée secrète, la conception de distributeurs de billets, de caisses enregistreuses, de guichets automatiques. Audace architecturale: ces réalisations exigent de la souplesse pour adapter les applications. Masatoshi Shima, jeune ingénieur chez Busicom, opte pour une architecture innovante hybride mariant une approche programmée utilisant la technologie des logiciels informatiques avec du matériel de calculatrice de table (computerized calculator). Audace technologique: il faut augmenter la complexité logique, mais composer avec de nombreux CI standards (modules) disponibles sur le marché n’est pas envisageable. Le nombre de puces, soit le volume et le coût de la partie électronique, doit impérativement être réduit. «Si une société avait besoin de grandes quantités, elle pouvait commander des circuits «sur mesure» et réduire le nombre de circuits sur la carte» explique Jean-Daniel Nicoud, qui illustre son propos avec les recherches et développements sur les calculatrices menés en 1968-70 à l’EPFL: «Nous avions obtenu le financement pour faire réaliser par le CEH (Centre Electronique Horloger SA, à Neuchâtel, devenu CSEM) un jeu de neuf puces personnalisées en technologie CMOS à faible puissance pour une calculatrice électronique de poche «MIM» (MIniature Machine). Malheureusement, la fabrication du premier circuit a pris trop de retard. A fin 1971, un seul circuit avait été fait et les Japonais arrivaient déjà avec leurs calculatrices de poche. Le CEH a tout arrêté». Busicom passe du prêt-à-porter au sur mesure; le tailleur sera Intel. La firme californienne, fondée récemment par Robert Noyce et Gordon Moore, dispose d’une technologie prometteuse qui permet d’intégrer à large échelle un très grand nombre de transistors sur une seule puce. Le cahier des charges nippon représentait toutefois un défi colossal pour la jeune société créée dans le but de développer des mémoires à semi-conducteurs et inexpérimentée dans le domaine des circuits dits à logique aléatoires (en opposition à la structure régulière des mémoires). La capacité de développer de tels circuits est pourtant l’élément clé de la parfaite réalisation des 8 puces spécialisées (dont deux pour la CPU, et certaines intégrant plus de 5000 transistors) conçues par Masatoshi Shima et commandées par Busicom. Pour des raisons financières, en avril 1969, Intel accepte néanmoins la mission. Après examen, il s’avère que le projet requiert le développement de 18 circuits spéciaux et que la nouvelle technologie d’Intel adaptée pour la fabrication de mémoires, sa spécialité, ne convient pas pour une calculatrice. Trop complexe pour la toute jeune société californienne! Trop complexe? En apparence seulement! Ingenuity was around the corner. La curiosité d’un homme auquel n’incombait initialement qu’un rôle de liaison entre les équipes américaine et japonaise ranimera le projet. Marcian «Ted» Hoff, connaisseur averti des mini-ordinateurs, machines utilisées dans de grosses applications industrielles, s’en inspire pour sortir Intel de l’impasse. Il simplifie radicalement la complexe architecture envisagée par Busicom, dont les puces encapsulées dans de grands et coûteux boîtiers menaçaient, à eux seuls, le respect du budget. Il propose une solution programmable, universelle et polyvalente. Secondé par Stanley Mazor, Ted Hoff met au point un concept architectural épuré d’un ordinateur à usage général programmable pour exécuter les fonctions d’une calculatrice. Ce concept réduit, présenté à Busicom en octobre 1969, forme une famille de quatre puces seulement, son cœur est le 4004. La société nippone l’adoptera.
«La simplicité est la sophistication suprême», affirma le génial polymathe Léonard de Vinci. La simplicité, on y est! Le temps de la réalisation est arrivé. Or, Intel n’a ni le personnel, ni la méthodologie, ni les outils de design à la main (pas de conception assistée par ordinateur à l’époque) et de vérification requis pour donner vie à cet audacieux ensemble, et plus particulièrement au CPU 4004. Tout manque. Le projet prend du retard, alors que des délais, audacieux eux aussi, ont été promis. Là encore, ingenuity was around the corner. L’homme providentiel s’appelle Federico Faggin, et rejoint Intel en avril 1970. Ce bourreau de travail, aidé de Masatoshi Shima, et d’une équipe constituée peu à peu, conduit à son terme et en un temps record cette délicate phase pavée d’innovations. «It works!» s’exclamera-t-il, soulagé, une nuit de janvier 1971. Le microprocesseur 4004 est né! 2300 transistors interconnectés sur un minuscule morceau de silicium de 3,0 mm x 4,0 mm grâce à son invention: la silicon gate technology (SGT) avec buried contacts et bootstrap loads. Il écrira plus tard qu’il avait pressenti que la nouvelle frontière se nichait dans cette technologie. Que de frontières ce joyau technologique de 12 mm2, protégé dans un boîtier DIP 16 broches en céramique, contribuera à repousser! Dans le creux de la main, tient une puissance de calcul comparable à celle de l’ENIAC, mastodonte de 30 tonnes, secret de guerre américain dévoilé en février 1946.

Une explosion d’inventions
Federico Faggin, visionnaire, perçoit très tôt l’énorme potentiel du 4004 pour d’autres applications que des calculatrices, notamment pour les applications étiquetées aujourd’hui «contrôle embarqué» (embedded control). Vision mise en œuvre une fois levée la clause d’exclusivité en faveur de Busicom, contre une réduction du prix des puces. La commercialisation de l’innovante famille MCS-4 (Micro Computer Set 4-bit) est dopée par une campagne promotionnelle d’envergure et pionnière, sous la bannière prophétique: «Announcing a new era of integrated electronics».

L’ère de l’électronique intégrée débutait, avec pour pierre angulaire quelques millimètres carrés de silicium intégrant une CPU complète autour de laquelle se développeront une myriade d’applications. Le micro-processeur a permis d’accroître la fiabilité et la puissance des équipements électroniques traditionnels, en réduisant simultanément leurs coûts. Il ouvre également le champ des possibles: intégrer de l'électronique à un prix désormais accessible dans une multitude d’appareils né d’une explosion d’applications encore inconnues en 1971. «A l’époque on savait construire des machines qui étaient nécessairement des machines spécialisées. Le microprocesseur a permis de passer au général. Au lieu de chaque fois inventer un schéma logique on programme les instructions nécessaires à l’application» précise Jean-Daniel Nicoud, dont l’ancien étudiant Jacques Léderrey et le pionnier industriel Georges Matile (OXY Metal Finishing, Genève) mettront au point, autour du 4004, une pompe à essence automatisée avec affichage dans la poignée, ou encore un mesureur d'épaisseur ultrasensible pour le plaquage d’or. «Des circuits intégrés pour des applications comme les calculatrices, les contrôleurs industriels, le pilotage des fusées. C'est là que les retombées seront importantes et immédiates. Il y avait tant d'applications simples liant des capteurs, moteurs et affichages» éclaire le père de la micro-informatique suisse, rendue possible par l’avènement du microprocesseur. Le 4004, aube de la troisième révolution industrielle, a ouvert la voie aux générations suivantes de microprocesseurs Intel et à des applications toujours plus sophistiquées. Au 8008 (1972), succède le 8080 (1974), premier microprocesseur assez puissant pour piloter un clavier-écran, comme le Smaky 1 (Noël 74) et les suivants construits sur les bords du Léman.
Le 4004: 2300 transistors; le 8008: 3500 transistors; le 8080: 6000 transistors, etc. etc. Aujourd’hui les microprocesseurs intègrent des milliards de transistors. Gordon Moore avait vu juste! Le microprocesseur, minuscule mais omniprésente présence, bien au-delà de l’informatique. Impact vertigineux que ces 12mm2 ont eu sur nos vies et l’histoire de l’humanité; cinquante ans déjà!
Les quatre inventeurs de l’Intel 4004 au Computer History Museum à l’occasion du Fellows Award (20/10/2009) (source: Dicklyon, Wikipedia en langue allemande Intel 4004)
Références, et pour aller plus loin
- Un peu de pratique ludique: Simulateur de Dauphin, Comprendre les microprocesseurs (à télécharger directement sur son ordinateur)
- Federico Faggin, Marcian E. Hoff Jr., Stanley Mazor, Masatoshi Shima, The History of the 4004, IEEE Micro, volume 16, issue 6/12/1996, pp. 10-20
- Federico Faggin, The making of the first microprocessor, IEEE Solid-State Circuits Magazine, volume 1, issue: 1, winter 2009, pp. 8-21
- Ted Hoff: the birth of the microprocessor and beyond, interview de Marcian E. «Ted» Hoff Jr. (10/2006)
- Oral History Panel on the Development and Promotion of the Intel 4004 Microprocessor, interview de Federico Faggin, Hal Feeney, Marcian E. Hoff Jr., Stanley Mazor, Masatoshi Shima par Dave House, rédigé par David Laws (25/04/2007)
- Luc Olivier Bauer, E. Marshall Wilder, The Microchip Revolution: A brief history, Kindle Edition, 08/2020
- MCS-4 Data Sheet, 11/1971
- MCS-4 Assembly Language Programming Manual, 10/1973
- Gary Kildall, Computer Connections, people, places, and events in the evolution of the personal computer industry, 1993
- Switzerland, Microprocessor operates data-ray meter to gage plating thickness, Electronics. 27/06/1974, pp. 56-57
- Emmanuel Lazard, Pierre Mounier-Kuhn, Histoire illustrée de l’informatique, EDP Sciences 2019
Une vie d'inventions
Jean-Daniel Nicoud, un des pères de la micro-informatique suisse.
Par Anne-Sylvie Weinmann, avocate et data scientist, sur la base de propos recueillis le 02/11/2020 lors d’un long entretien via Zoom, paru le 06/04/2021 sur son blog.
Ce sera l’électronique digitale!
La vie de Jean-Daniel Nicoud est de ces vies qui contribuent à façonner le cours de l’histoire. Ce pionnier vaudois de la micro-informatique n’a eu de cesse de mettre son ingéniosité et sa créativité au service de ses rêves de miniaturisation. Miniaturiser au bénéfice des individus. L’année 1966 constitue un moment charnière dans le parcours du physicien et mathématicien de formation, alors âgé de 28 ans. D’un sac contenant mille transistors offerts par Ebauches SA pour les ateliers de loisirs qu’il organisait les mercredis après-midi au collège de l’Elysée, est née une véritable passion: «cela a été un déclencheur pour toute ma carrière»; ce sera l’électronique digitale!

Le Smaky: une famille de micro-ordinateurs, une histoire de famille
Devenu professeur à l’EPFL en 1973 au Laboratoire des Calculatrices Digitales (LCD), renommé ultérieurement Laboratoire de Micro-Informatique (LAMI), entouré d’équipes dynamiques dont il aime à répéter l’excellence du travail accompli, Jean-Daniel Nicoud a su déceler et développer les possibilités inouïes ouvertes par les nouveaux composants que l’électronique émergente lui offrait: le transistor (1947), le circuit-intégré (1958) et le microprocesseur (1971). La révolution numérique était en marche pour l’humanité, alors que débutait une aventure de 55 ans d’interface humain-machine pour Jean-Daniel Nicoud.
Si l’inventaire de ses inventions est trop vaste pour le parcourir en quelques lignes, un fil rouge invisible les relie néanmoins: une fascination pour la miniaturisation. «Je cherchais toutes les solutions possibles pour miniaturiser et puis rendre human friendly» dit-il le regard pétillant. La fameuse «Mother of all demos» de Douglas Engelbart en 1968 impressionne Jean-Daniel Nicoud. Dans cette présentation mythique, le pionnier de l’informatique américain présente l’interface humain-machine du futur: «Il avait un clavier, un écran, il communiquait, il faisait ses présentations à 50 kilomètres de son ordinateur. Il faisait des trucs extraordinaires». Le père de la souris considérait ses inventions comme une possibilité d’augmenter l’intelligence, et aura une profonde influence sur Jean-Daniel Nicoud: «Cet aspect me conduisait à trouver des solutions miniatures pour avoir un petit clavier, un petit affichage, quelque chose qui soit le plus possible intégré à ma personne».
Les mini-ordinateurs en 1971 visaient les applications industrielles. Avec les annonces d'Intel autour de la commercialisation du microprocesseur 4004, une unité centrale de traitement complète sur une seule puce (cinquante ans cette année!), le micro-ordinateur devenait une petite boîte. Jean-Daniel Nicoud a passé quelques mois chez Digital Equipment, à Boston. Les contacts noués alors qu’il travaillait dans l’entreprise américaine lui ont facilité l’accès à la nouvelle technologie et permis de concrétiser le Smaky (SMArt KeYboard).
Ce qui semble une évidence aujourd’hui, constituait un défi gigantesque au début des années 1970: «A l’époque il y avait des gros ordinateurs mais ils ne m’intéressaient pas du tout, parce que l’accès à ces ordinateurs n’était pas convivial. On amenait son programme, on venait chercher le résultat le lendemain, c’était coûteux; c’était un autre univers qui intéressait des gens qui avaient des besoins de calculs scientifiques».
La magie de Noël opère également dans le monde informatique! Fonctionnel à Noël 1974, le Smaky 1, premier micro-ordinateur suisse et premier né d’une longue lignée de Smakys voit le jour. Le Smaky 2 réalisera le rêve du jeune professeur Nicoud de transporter son ordinateur, écran compris, dans sa mallette. Il est possible de mettre les Smakys 4 en réseau, une première! Le Smaky 5 (le Scrib), un portable (de 16 Kg!) pour journalistes développé avec Bobst Graphic. En 1978, Raymond Morel, un autre pionnier et professeur au Collège Calvin à Genève, a un mini-ordinateur. Il souhaite des Smakys 6 pour initier les élèves à la micro-informatique. Cathi Nicoud, mathématicienne et épouse de Jean-Daniel Nicoud, fonde Epsitec avec un étudiant pour commercialiser le Smaky 6, ainsi que les modèles qui suivront jusqu’au milieu des années 1990, lorsque s’achève l’épopée des Smakys, quelques 4’500 exemplaires vendus plus tard, intégrant de modèle en modèle les nouveaux processeurs et mémoires. L’épopée s’achève? Pas tout à fait. Aujourd’hui encore le Smaky continue à vivre par émulation grâce au Smaky Infini. «Le comportement du processeur qu’on utilisait dans le Smaky est simulé», précise heureux Jean-Daniel Nicoud. Libre pour toujours, le logiciel des Smakys devient accessible à tous en 2008 à l’occasion des trente ans d’Epsitec et du départ à la retraite de sa directrice Cathi Nicoud. Epsitec, remise à Pierre Arnaud, un doctorant de Jean-Daniel Nicoud qui la fera croître en gardant son esprit collégial, commercialise aujourd’hui les logiciels de gestion Crésus, initialement développés sur… Smaky 6!
Les Smakys, principalement destinés aux écoles de Suisse Romande, étaient également le fruit d’une dynamique collaboration avec le corps enseignant: «le prof qui avait une idée pouvait en parler et deux jours après il avait son programme, la fonction avait été ajoutée». Du sur mesure haut de gamme! Une équipe de professeurs enthousiastes se développe autour du Smaky.
Une question jaillit. Pourquoi les Smakys - micro-ordinateurs en avance sur leur temps, rivalisant sans rougir avec ce qui se faisait de mieux Outre-Atlantique (Macintosh d’Apple, compatibles IBM), prouesses technologiques, ordinateurs francophones aux voyelles accentuées, multitâches équipés de nombreux logiciels, graphisme et interface conviviaux - n’ont-ils pas conquis notre quotidien? La chute du prix des ordinateurs personnels cumulée à l’augmentation impérative des forces de travail pour répondre aux nouvelles exigences logicielles engendrées par l’avènement d’Internet auront raison du micro-ordinateur made in Switzerland. Croître, rationaliser pour rivaliser avec les futurs géants américains aurait représenté un changement de paradigme radical bien loin de l’état d’esprit qui animait Jean-Daniel Nicoud et son équipe: des pionniers motivés par les nouvelles technologies et la recherche. Une dynamique commerciale féroce ne s’inscrivait pas dans leur carnet de route. Cette extraordinaire aventure humaine constitue l’aspect méconnu de l’histoire des Smakys, écrite par une constellation de passionnés innovant loin de tout diktat commercial: le laboratoire de Jean-Daniel Nicoud à l’EPFL, Epsitec, une entreprise neuchâteloise qui assemblait les circuits imprimés, Jean-Luc, le fils du couple Nicoud, qui s’occupait des câblages et de l’assemblage final, un ami employé aux PTT qui dépannait les machines bénévolement sur son temps libre, à l’instar d’un professeur de travaux manuel qui construisait les boîtiers métalliques. Jean Daniel Nicoud amusé précise: «C’était une équipe distribuée parce que le bureau d’Epsitec était une table de cuisine débarrassée trois fois par jour pour nourrir cinq enfants».

Rongeur honni de nos caves devenu un classique de l’interface humain-machine
Jean-Daniel Nicoud, mû par une volonté constante d’améliorer l’interface humain-machine a joué un rôle clé dans l’arrivée de la souris informatique et ses premiers développements en Suisse. «J’avais vu Doug Engelbart. Je croyais dans la souris comme moyen d’interaction». En 1974, il améliore la souris en bois du pionnier américain en remplaçant les potentiomètres par des encodeurs optiques. Plus besoin de la soulever! Les nouveaux prototypes se suivent régulièrement au gré des idées: les roues de la version originale échangées contre une balle de ping-pong, puis l’acier remplacera le plastique. Mais une souris n’est utile qu’avec un écran digne de ce nom, «l’écran était juste capable de faire du texte, on ne pouvait rien faire d’utile avec une souris à l’époque. Il fallait un écran graphique». L’objet tant attendu arrivera enfin au début des années 1980.
Dans notre pays, seul le laboratoire de Jean-Daniel Nicoud pensait à la souris. En 1979, Niklaus Wirth, un autre pionnier suisse de l’informatique, professeur à l’ETH et père du langage Pascal, passe commande à son retour des USA d’une cinquantaine de souris nécessaires à sa station de travail graphique Lilith; cette commande donnera une impulsion essentielle au développement de la souris, la propulsera hors du laboratoire qui l’abritait, pour aboutir à un fleuron de notre industrie technologique: Logitech. Pour répondre à cette commande, André Guignard, horloger de formation et mécanicien de Jean-Daniel Nicoud, conçoit une souris mécanique à coque ronde. Il en fabrique une centaine avant que la fabrication ne soit, dès 1981, sous-traitée à une entreprise horlogère combière: Dépraz. La jeune société Logitech qui distribue la souris Dépraz aux Etats-Unis, dispose en son sein des compétences d’ingénieurs de talent, souvent anciens élèves de Jean-Daniel Nicoud, au nombre desquels un certain René Sommer. Il sera le premier à pouvoir intégrer un microcontrôleur dans une souris, améliorant ainsi significativement l’interface humain-machine. Dotée d’une souris compétitive, la société lémanique s’engouffre dans ce marché naissant, et démocratise la souris. La suite florissante de cette histoire écrite à plusieurs mains est connue.

Une retraite active: avions et logidules
Au tournant du nouveau millénaire, Jean-Daniel Nicoud prend sa retraite de l’EPFL, et retourne à ses premières amours: les avions. Après les modèles réduits en balsa de son enfance, le planeur «Chanute» de ses 20 ans, il nourrit un rêve volant teinté de technologie: «J’avais envie d’avoir un avion qui vole dans une salle» avoue l’œil vif l’enthousiaste pionnier. Il le réalisera! Ce léger (6 grammes!) cousin des drones permettra le premier "robot volant", objet d’une thèse de EPFL qui portait en elle les germes de la future société senseFly.
Au cœur de la vie de Jean-Daniel Nicoud se trouve une valeur cardinale: la transmission. «Ce qui a toujours été ma vocation: d’essayer de passionner des jeunes pour qu’ils fassent quelque chose à leur niveau». Animé par une passion de l’électronique demeurée intacte, l’infatigable inventeur continue de réaliser des outils pédagogiques appropriés pour aider à comprendre les concepts et les solutions technologiques à la base de l'informatique. L’amélioration des logidules, petits cubes électroniques qu’il a développés il y a 50 ans à des fins pédagogiques, remplit pleinement les journées de cet enthousiaste octogénaire. Après avoir vu les logidules former des générations de futurs ingénieurs-EPFL, Jean-Daniel Nicoud repense aux concepts de base de l'informatique que l'on ne peut bien assimiler qu'en manipulant des modules électroniques, logiques et informatiques; «la physique de même exige d'expérimenter à tous les âges» souligne Jean-Daniel Nicoud qui, en ce début de printemps 2021, vient d’envoyer pour fabrication les dessins de six nouveaux logidules avec un clavier, un écran graphique. «Un clavier, une mémoire, un petit écran pour créer et exécuter des miniprogrammes. Les derniers de la famille Logidules 2021» pense-t-il. Les derniers? Face à tant d’inventivité, le doute demeure possible. Outils pédagogiques du futur? Voilà le destin qu’on leur souhaite!

«Le progrès éducatif, est-ce un simulateur de plots pour bébé, ou faut-il garder le contact avec le réel? C'est le pari des logidules pour comprendre à l'école les bases de l'informatique» (Jean-Daniel Nicoud)
Un écrin précaire: le Musée Bolo
Le Musée Bolo abrite sur le site de l’EPFL une exceptionnelle collection d’ordinateurs et objets liés à l’histoire de l’informatique, parmi lesquels le public peut découvrir les trésors d’ingéniosité développés par Jean-Daniel Nicoud et son équipe. L’accès à ce patrimoine unique qui a fait entrer l’humanité dans l’ère numérique est toutefois menacé. Fin 2020, le musée a mené une campagne d’appel aux dons qui couvrent le budget 2021. Mais après? Tout soutien demeure précieux, chaque don compte, aujourd’hui encore, afin de pérenniser ce petit bijou, dont l’équipe collabore avec le château de Prangins (Musée national suisse) pour la tenue, pendant l’année 2021, d’ateliers logidules.
Plongée dans l’univers des jeux vidéo grâce aux Ateliers Logidules animés par le Musée Bolo
Dans le cadre de l'exposition Games au Château de Prangins, le Musée Bolo animera des ateliers pour les enfants passionnés par le monde numérique.
Prochains ateliers prévus en juillet et août.
(Dates à venir.)
Tu apprendras à compter en binaire, à écrire ton prénom en BASIC sur un ordinateur des années 80 et peut-être même à construire une horloge électronique. Tu pourras apprendre en t'amusant sur un Smaky, avec l'aide de Blupi. Et encore plein d'autres surprises t'attendent....

Le Musée Bolo remercie son membre d'honneur et père des micro-ordinateurs Smaky, Jean-Daniel Nicoud, pour la préparation des Ateliers Logidules.
www.didel.com | info@didel.com
Reboot du Musée Bolo. Sauvons tous ensemble le patrimoine numérique!
Le Musée Bolo, musée de l’informatique, de la culture numérique et du jeu vidéo, lance un appel aux dons. En situation de grande difficulté financière, aggravée par les restrictions liées à la pandémie de la Covid-19, le Musée Bolo recherche des investisseurs pour sauver ses collections. Tout un chacun peut désormais devenir un VIP et cumuler des BoloCoins. En effet, les donatrices et donateurs seront récompensé.e.s: la fondation qui gère le musée ambitionne de distribuer 6'502 de ces points de fidélité d’ici à Noël. L’argent correspondant récolté, 65'020 francs, est nécessaire pour boucler le budget de cette année. Comme une mise à jour logicielle, ce redémarrage est un pas dans l’avenir, tout en tenant compte du passé, grâce à d’ambitieux projets dans le domaine de la conservation. Les dons sont recueillis sur le site reboot.museebolo.ch
Le Musée Bolo est en danger de disparition prématurée! Le temps presse pour assurer la sauvegarde d’un précieux patrimoine. La fondation Mémoires Informatiques, qui gère le musée, lance le 1er novembre 2020
une nouvelle campagne de recherche de fonds.
Le financement participatif de 2017 a permis au musée d’évoluer. Peu subventionné, l’établissement a vu ses frais augmenter. Aujourd’hui, les liquidités manquent. Les maigres revenus ne couvrent plus les charges des volumineux dépôts. Avant de pouvoir faire vivre ou revivre ces appareils devant le public, il faut pouvoir assurer leur stockage.
Patrimoine vivant unique en Europe
Le Musée Bolo regroupe une collection parmi les plus importantes d’Europe, mais elle est en danger. La place manque également pour accueillir les nouvelles machines. Entièrement animée par des bénévoles, l’association Les Amis du Musée Bolo remet en marche les ordinateurs et leurs logiciels. L’exposition permanente «Disparition programmée», dans les locaux de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) à Ecublens (VD), n’est qu’une infime partie des collections du Musée Bolo. En accès libre, elle ne génère aucune entrée financière et les activités lucratives se sont raréfiées. La situation s’est aggravée.
Effets de la Covid-19: fermeture et annulations
A peine inaugurée le 27 février, la dernière exposition temporaire a été fermée au public. Intitulée «#002 Accessible» elle racontait comment le matériel et le logiciel ont évolué pour prendre en compte les besoins des personnes handicapées. L’accès libre et les visites guidées payantes ont été interdits sur le campus de l’EPFL. Certains objets avaient été exposés en primeur le temps des Jeux olympiques de la jeunesse Lausanne 2020 à l’Espace Arlaud (Lausanne) en janvier. La Nuit des musées de Lausanne et Pully et Numerik Games ont été annulés, et des projets n’ont finalement pas vu le jour.
Le passé c’est maintenant
Alors que de nouvelles consoles de jeux vidéo de dernières générations arrivent sur le marché, elles feront également partie un jour de notre patrimoine culturel. Même si les technologies évoluent rapidement, les utilisateurs sont nostalgiques. Le passé revient en force, par exemple avec des rééditions de jeux pour fêter les 35 ans du plombier le plus célèbre du monde.
Décodeur du numérique, avec vous
Du matin au soir, du télétravail aux parties en ligne, en passant par nos smartphones, notre quotidien est marqué par le numérique. «Notre société et la condition humaine, sous l’action de l’informatique, ont profondément muté», indique Robin François, nouveau président de la fondation Mémoires Informatiques. «Malheureusement, trop peu d’institutions culturelles s’ingénient à en faire comprendre les enjeux. Le Musée Bolo remplit ce rôle de décodeur du numérique. Mais nos ambitions sont limitées par nos moyens, modestes.», regrette-t-il.
Votre ordinateur a une histoire
Le musée est à la recherche de partenaires conscients des défis apportés par l’ère numérique. En lançant des contreparties sous la forme d’un BoloCoin, les donateurs permettront au musée de poursuivre ses projets et collaborations, tout en participant eux-mêmes à la vie muséale. Chacun deviendra un VIP et les entreprises valoriseront leur image de sponsor privilégié. Chacun peut apporter sa contribution, en effectuant un don récurrent ou unique depuis le site internet reboot.museebolo.ch.
Collectionnez les BoloCoins
Le soutien et la générosité des donateurs méritent une reconnaissance, aussi bien lors d’un abonnement de soutien périodique ou lors d’un don unique. Dorénavant, au lieu de contreparties fixes, la régularité permet d’accumuler des BoloCoins. Ces points de fidélité, cumulables et valables cinq ans, peuvent être échangés contre un cadeau, un t-shirt ou une invitation VIP par exemple.
Cadeaux de Noël
Dans l’immédiat, il manque près de 15'000 francs (CHF) pour payer les charges de 2020. De plus, le financement des locaux de stockage de la collection, soit près de 50'000 francs annuels, n’est ni assuré pour 2021, ni pour les années suivantes. La fondation et l’association recherchent donc 65'020 francs suisses d’ici à Noël. Ce montant permettra de distribuer des cadeaux aux indispensables donateurs, sous forme de 6'502 BoloCoins. 6502, un chiffre qui parle aux spécialistes*.
Les 47’000 francs récoltés il y a trois ans sont épuisés. Dans l'attente de la création d'un nouveau musée tourné vers l’avenir, la priorité est de préserver les machines et les objets liés à l’informatique et à l’histoire du numérique. «Avant de pouvoir montrer et partager nos connaissances dans de nouveaux locaux, nous avons besoin d'aide à court terme pour sauver les collections et payer les charges», précise Cédric Gaudin, président de l’association Les Amis du Musée Bolo.
Au moins 28’000 pièces à entretenir
Le musée, c’est aujourd’hui au moins 15'000 livres et magazines, 8'000 logiciels, 5'000 ordinateurs et consoles de jeux. Les objets suisses ont une place importante dans la collection, comme les fameuses souris à l’origine du succès de l’entreprise Logitech. Un héritage à pérenniser de toute urgence!
* Référence (6502)
https://fr.wikipedia.org/wiki/MOS_Technology_6502
Dons en ligne
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Dossier de presse
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Dons bancaires
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