Le microprocesseur Intel 4004, 50 ans déjà!


Alors que le monde connait une pénurie de puces, retour sur la naissance de la plus célèbre d’entre elles: l’Intel 4004

Par Anne-Sylvie Weinmann, avocate et data scientist – 09/05/2021


Le microprocesseur INTEL 4004, une révolution de 12 mm2

Dans le numéro du magazine Electronics News du 15 novembre 1971, la société américaine Intel annonçait officiellement la naissance de son premier microprocesseur: l’Intel 4004. «A microprogrammable computer on a chip!». Une prouesse technologique de miniaturisation: réunir sur une unique puce en silicium l’ensemble des composants et fonctions d’une unité centrale de traitement (CPU) complète, commercialisée en tant que produit. Une première! La naissance de l’Intel 4004, succès collectif, reflet de la synergie de talents individuels combinés, est également l’histoire de passionnés qui ont repoussé moultes limites pour que leurs rêves adviennent.

Un microprocesseur Intel 4004 dans son boîtier broché en céramique. Source: Thomas Nguyen Wikipedia Intel 4004
Un microprocesseur Intel 4004 dans son boîtier broché en céramique. Source: Thomas Nguyen Wikipedia Intel 4004

Une révolution au carrefour du calcul et des circuits intégrés

L’histoire de l’Intel 4004 trouve sa source au carrefour de celle du calcul et des circuits intégrés (CI ou puces). Si le CI a révolutionné le monde du calcul, le micro-processeur révolutionnera le monde tout court. Quand bien même la calculatrice de poche, aujourd’hui si familière, a déjà été formellement inventée par Texas Instrument en 1967, il faudra attendre les premières années de la décennie suivante pour la voir émerger et s’installer sur la scène commerciale du calcul. Dans ce paysage de la fin des années 1960, les calculatrices trônent encore sur les bureaux, alimentées par le réseau électrique. Elles deviennent peu à peu entièrement électroniques, la mécanique s’éclipsant progressivement face aux avancées offertes par les CI, invention révolutionnaire (1958) qui a permis de passer des transistors (1947) isolés soudés à l’intégration sur un semi-conducteur, dès la fabrication, d’un nombre toujours croissant de transistors interconnectés. Ces fameuses puces, dont les Américains sont non seulement les inventeurs mais également les incontestables spécialistes. «En 1968, les Japonais sortaient les premières calculatrices électroniques de table utilisant une centaine de circuits intégrés standards (des boîtiers de la taille d’une pièce de 1 franc) pour effectuer les quatre opérations arithmétiques de base» précise Jean-Daniel Nicoud, qui en 1969 réalisa à la section «calculatrices digitales» de l’EPFL le prototype d’une calculatrice de table portative à pile: la «BIM» (BInary Machine), 2,4 kilos, 110 circuits intégrés pour effectuer les quatre opérations élémentaires sur des nombres de six chiffres. Le jeune pionnier helvétique n’avait pas à rougir devant les Japonais, grands maîtres du domaine.

L’Intel 4004, enfant de l’audace et de l’ingéniosité

A cette époque où l’électronique des calculateurs était à la pointe du développement des semi-conducteurs, c’est à la croisée des chemins entre la supériorité technologique américaine et l’audace du fabriquant de calculatrices japonais Busicom que naîtra l’Intel 4004. Audace innovationnelle: une ligne de calculatrice avec une imprimante et des fonctions mathématiques supplémentaires. Plus audacieux encore, et gardée secrète, la conception de distributeurs de billets, de caisses enregistreuses, de guichets automatiques. Audace architecturale: ces réalisations exigent de la souplesse pour adapter les applications. Masatoshi Shima, jeune ingénieur chez Busicom, opte pour une architecture innovante hybride mariant une approche programmée utilisant la technologie des logiciels informatiques avec du matériel de calculatrice de table (computerized calculator). Audace technologique: il faut augmenter la complexité logique, mais composer avec de nombreux CI standards (modules) disponibles sur le marché n’est pas envisageable. Le nombre de puces, soit le volume et le coût de la partie électronique, doit impérativement être réduit. «Si une société avait besoin de grandes quantités, elle pouvait commander des circuits «sur mesure» et réduire le nombre de circuits sur la carte» explique Jean-Daniel Nicoud, qui illustre son propos avec les recherches et développements sur les calculatrices menés en 1968-70 à l’EPFL: «Nous avions obtenu le financement pour faire réaliser par le CEH (Centre Electronique Horloger SA, à Neuchâtel, devenu CSEM) un jeu de neuf puces personnalisées en technologie CMOS à faible puissance pour une calculatrice électronique de poche «MIM» (MIniature Machine). Malheureusement, la fabrication du premier circuit a pris trop de retard. A fin 1971, un seul circuit avait été fait et les Japonais arrivaient déjà avec leurs calculatrices de poche. Le CEH a tout arrêté». Busicom passe du prêt-à-porter au sur mesure; le tailleur sera Intel. La firme californienne, fondée récemment par Robert Noyce et Gordon Moore, dispose d’une technologie prometteuse qui permet d’intégrer à large échelle un très grand nombre de transistors sur une seule puce. Le cahier des charges nippon représentait toutefois un défi colossal pour la jeune société créée dans le but de développer des mémoires à semi-conducteurs et inexpérimentée dans le domaine des circuits dits à logique aléatoires (en opposition à la structure régulière des mémoires). La capacité de développer de tels circuits est pourtant l’élément clé de la parfaite réalisation des 8 puces spécialisées (dont deux pour la CPU, et certaines intégrant plus de 5000 transistors) conçues par Masatoshi Shima et commandées par Busicom. Pour des raisons financières, en avril 1969, Intel accepte néanmoins la mission. Après examen, il s’avère que le projet requiert le développement de 18 circuits spéciaux et que la nouvelle technologie d’Intel adaptée pour la fabrication de mémoires, sa spécialité, ne convient pas pour une calculatrice. Trop complexe pour la toute jeune société californienne! Trop complexe? En apparence seulement! Ingenuity was around the corner. La curiosité d’un homme auquel n’incombait initialement qu’un rôle de liaison entre les équipes américaine et japonaise ranimera le projet. Marcian «Ted» Hoff, connaisseur averti des mini-ordinateurs, machines utilisées dans de grosses applications industrielles, s’en inspire pour sortir Intel de l’impasse. Il simplifie radicalement la complexe architecture envisagée par Busicom, dont les puces encapsulées dans de grands et coûteux boîtiers menaçaient, à eux seuls, le respect du budget. Il propose une solution programmable, universelle et polyvalente. Secondé par Stanley Mazor, Ted Hoff met au point un concept architectural épuré d’un ordinateur à usage général programmable pour exécuter les fonctions d’une calculatrice. Ce concept réduit, présenté à Busicom en octobre 1969, forme une famille de quatre puces seulement, son cœur est le 4004. La société nippone l’adoptera.

«La simplicité est la sophistication suprême», affirma le génial polymathe Léonard de Vinci. La simplicité, on y est! Le temps de la réalisation est arrivé. Or, Intel n’a ni le personnel, ni la méthodologie, ni les outils de design à la main (pas de conception assistée par ordinateur à l’époque) et de vérification requis pour donner vie à cet audacieux ensemble, et plus particulièrement au CPU 4004. Tout manque. Le projet prend du retard, alors que des délais, audacieux eux aussi, ont été promis. Là encore, ingenuity was around the corner. L’homme providentiel s’appelle Federico Faggin, et rejoint Intel en avril 1970. Ce bourreau de travail, aidé de Masatoshi Shima, et d’une équipe constituée peu à peu, conduit à son terme et en un temps record cette délicate phase pavée d’innovations. «It works!» s’exclamera-t-il, soulagé, une nuit de janvier 1971. Le microprocesseur 4004 est né! 2300 transistors interconnectés sur un minuscule morceau de silicium de 3,0 mm x 4,0 mm grâce à son invention: la silicon gate technology (SGT) avec buried contacts et bootstrap loads. Il écrira plus tard qu’il avait pressenti que la nouvelle frontière se nichait dans cette technologie. Que de frontières ce joyau technologique de 12 mm2, protégé dans un boîtier DIP 16 broches en céramique, contribuera à repousser! Dans le creux de la main, tient une puissance de calcul comparable à celle de l’ENIAC, mastodonte de 30 tonnes, secret de guerre américain dévoilé en février 1946.

Glen Beck et Betty Snyder en train de programmer l’ENIAC (Electronic Numerical Integrator And Computer) à Philadelphie (USA) (photo prise entre 1947 et 1955, Wikipedia ENIAC).
Glen Beck et Betty Snyder en train de programmer l’ENIAC (Electronic Numerical Integrator And Computer) à Philadelphie (USA) (photo prise entre 1947 et 1955, Wikipedia ENIAC).

Une explosion d’inventions

Federico Faggin, visionnaire, perçoit très tôt l’énorme potentiel du 4004 pour d’autres applications que des calculatrices, notamment pour les applications étiquetées aujourd’hui «contrôle embarqué» (embedded control). Vision mise en œuvre une fois levée la clause d’exclusivité en faveur de Busicom, contre une réduction du prix des puces. La commercialisation de l’innovante famille MCS-4 (Micro Computer Set 4-bit) est dopée par une campagne promotionnelle d’envergure et pionnière, sous la bannière prophétique: «Announcing a new era of integrated electronics».

Première page de la fiche technique de la famille de quatre puces MCS-4 dont le microprocesseur Intel 4004 constitue le cœur

L’ère de l’électronique intégrée débutait, avec pour pierre angulaire quelques millimètres carrés de silicium intégrant une CPU complète autour de laquelle se développeront une myriade d’applications. Le micro-processeur a permis d’accroître la fiabilité et la puissance des équipements électroniques traditionnels, en réduisant simultanément leurs coûts. Il ouvre également le champ des possibles: intégrer de l’électronique à un prix désormais accessible dans une multitude d’appareils né d’une explosion d’applications encore inconnues en 1971. «A l’époque on savait construire des machines qui étaient nécessairement des machines spécialisées. Le microprocesseur a permis de passer au général. Au lieu de chaque fois inventer un schéma logique on programme les instructions nécessaires à l’application» précise Jean-Daniel Nicoud, dont l’ancien étudiant Jacques Léderrey et le pionnier industriel Georges Matile (OXY Metal Finishing, Genève) mettront au point, autour du 4004, une pompe à essence automatisée avec affichage dans la poignée, ou encore un mesureur d’épaisseur ultrasensible pour le plaquage d’or. «Des circuits intégrés pour des applications comme les calculatrices, les contrôleurs industriels, le pilotage des fusées. C’est là que les retombées seront importantes et immédiates. Il y avait tant d’applications simples liant des capteurs, moteurs et affichages» éclaire le père de la micro-informatique suisse, rendue possible par l’avènement du microprocesseur. Le 4004, aube de la troisième révolution industrielle, a ouvert la voie aux générations suivantes de microprocesseurs Intel et à des applications toujours plus sophistiquées. Au 8008 (1972), succède le 8080 (1974), premier microprocesseur assez puissant pour piloter un clavier-écran, comme le Smaky 1 (Noël 74) et les suivants construits sur les bords du Léman.

Le 4004: 2300 transistors; le 8008: 3500 transistors; le 8080: 6000 transistors, etc. etc. Aujourd’hui les microprocesseurs intègrent des milliards de transistors. Gordon Moore avait vu juste! Le microprocesseur, minuscule mais omniprésente présence, bien au-delà de l’informatique. Impact vertigineux que ces 12mm2 ont eu sur nos vies et l’histoire de l’humanité; cinquante ans déjà!

Masatoshi Shima et Stanley Mazor (photo recadrée)
Masatoshi Shima et Stanley Mazor (photo recadrée)
Federico Faggin (photo recadrée)
Federico Faggin (photo recadrée)
Ted Hoff (Marcian E. Hoff Jr.) (photo recadrée)
Ted Hoff (Marcian E. Hoff Jr.) (photo recadrée)

Les quatre inventeurs de l’Intel 4004 au Computer History Museum à l’occasion du Fellows Award (20/10/2009) (source: Dicklyon, Wikipedia en langue allemande Intel 4004)