L’ENIACHappy World Computer Day!

15.02.2024

Aujourd'hui

Par Anne-Sylvie Weinmann, avocate et data scientist.


Classic shot of the ENIAC

L’ENIAC est déclassifié et son existence rendue publique. Au premier plan, le caporal Irwin Goldstein règle les interrupteurs sur l’une des tables de fonctions de l’ENIAC à la Moore School of Electrical Engineering. Également sur la photo: le soldat de première classe Homer Spence, Betty Jean Jennings et Frances Bilas Spence | Photo de l’armée américaine (Wikipedia ENIAC)

« Lightning strikes mathematics »

Connaissez-vous l’origine de la date du 15 février pour célébrer le World Computer Day?

La foudre frappe les mathématiques! titrait un article du magazine Popular Science d’avril 1946. L’événement devait être de taille pour mériter un titre aussi… foudroyant! En ce 15 février, 1946, sur la côte est des États-Unis, à Philadelphie, l’ENIAC, imposante machine décimale de 30 mètres de long que la presse surnommera « The Giant Brain » est inaugurée officiellement.

Issue de l’imagination du physicien féru de météorologie John Mauchly (1907-1980) et de l’ingénieur J. Presper Eckert (1919-1995) de la Moore School of Electrical Engineering (Université de Pennsylvanie), sa construction débute en juin 1943. La machine ne sera opérationnelle qu’en décembre 1945, une fois la cacophonie mondiale des armes tue, trop tard pour calculer les tableaux de tirs d’artillerie à laquelle elle était initialement destinée. L’Electronic Numerical Integrator And Computer, enfant secret de la guerre de 30 tonnes, à usage général, doté d’environ 18’000 tubes à vide (plus rapide que les relais, mais attention, pannes fréquentes!) qui « fonctionne à la vitesse électronique sans être ralenti par des pièces mécaniques » (CHM) possède une puissance de calcul comparable à celle de l’Intel 4004, premier microprocesseur commercialisé en 1971, réunie sur 12 mm2! Il pouvait effectuer cinq mille additions par seconde (Histoire illustré de l’informatique, p. 94). Plus compliqué, l’ENIAC était en mesure de résoudre en moins d’une heure une équation différentielle partielle qui prendrait près de quatre-vingts heures sur le calculateur électromécanique Mark I de Harvard (1944, Les innovateurs, p. 182). L’ENIAC « calcule un problème mathématique mille fois plus vite que cela n’a été fait avant », écrit le journaliste du New York Time qui couvre l’évènement inouï, rapportant les propos des inventeurs de l’ENIAC.

Les six programmeuses de l’ENIAC. Dépourvu de programme enregistré, la programmation de l’ENIAC se fait par câblage d’un tableau de connexion. Une tâche complexe, inédite. Les maîtres d’œuvre se nomment Betty Snyder Holberton (1917-2001), Jean Jennings Bartik (1924-2011), Kay McNulty Mauchly Antonelli (1921-2006), Marlyn Wescoff Meltzer (1922-2008), Ruth Lichterman Teitelbaum (1924-1986) et Frances Bilas Spence (1922-2012). Adèle Goldstine (1920-1964) rédige le manuel de programmation. Des pionnières. «We knew we were pushing back the frontiers». Elles partent de rien, et pour corser le défi, au début, l’accès à la bête leur est bloqué. Elles programmaient à l’aveugle. « Women didn’t have the security clearance to see the machine. Instead they were handed wiring diagrams ». Fait ubuesque que révèle le documentaire The Computers: The Remarkable Story of the ENIAC Programmers (2016), qui met au jour l’ingéniosité stupéfiante de ces femmes rayées du rôle pendant plus de soixante ans. Elles lui avaient donné vie, mais aucune ne fut invitée au gala couronnant son inauguration officielle. « They had a dinner but we weren’t invited! » Elle avaient pourtant accompli ce que nul autre n’avait fait auparavant: programmer un ordinateur électronique! The Computers, sorti en 2016, rend à ces pionnières leurs juste place dans l’histoire de l’informatique.

Two women operating ENIAC

Les programmeuses de l’ENIAC Jean Jennings Bartik (à gauche) et Frances Bilas Spence (à droite) préparent l’ordinateur pour la grande démonstration inaugurale du 15/02/1946 | Photo de l’armée américaine, archives de la bibliothèque technique de l’ARL (Wikipedia ENIAC)

Nul rendez-vous galant pour les Bettys! « En temps de paix, l’ENIAC a été déclassifié et dévoilé en grandes pompes au public en 1946, avec deux démonstrations différentes. La première, destinée à la presse, fut, de l’avis général, un peu terne. La seconde, à l’attention de la communauté scientifique et militaire, fut un succès, en grande partie grâce à la démonstration du calcul de la trajectoire d’un obus, programmé par Betty Jean Jennings et Betty Snyder. (…). La veille de la grande démonstration était le jour de la Saint Valentin. Nul rendez-vous galant pour les Bettys! Leur programme de l’ENIAC possédait un énorme bug. Bien qu’elles aient parfaitement réussi à modéliser la trajectoire de l’obus, elles n’arrivaient pas à trouver comment le faire s’arrêter à l’arrivée au sol. Lorsque leur obus imaginaire touchait le sol, le modèle mathématique continuait à avancer, le conduisant à travers la terre avec la même vitesse qu’il avait quand il avait été tiré. (…). Betty Snyder possédait une astuce: lorsqu’elle était bloquée sur un problème de logique, elle dormait toujours dessus. (…) Le lendemain matin, le 15 février 1946, Betty arriva tôt au laboratoire et se dirigea vers l’ENIAC. Elle avait rêvé la réponse, et savait précisément quel interrupteur (switch), parmi les trois mille, il fallait réenclencher, et laquelle des dix positions possibles il fallait prendre. Elle bascule l’interrupteur d’une position, le problème est instantanément résolu. La démonstration de la trajectoire balistique fut un immense succès. » (Traduction de Broad Band, pp. 47-49)

L’ENIAC augmenté. En 1947, l’ENIAC quitte la Moore Engineering School de l’Université de Pensylvanie pour le Ballistic Research Laboratory (BRL) du Proving Ground d’Aberdeen, dans le Maryland. Rallumée le 29 juillet 1947, modifiée, augmentée, la machine offrira ses calculs jusqu’à sa mise en retraite en octobre 1955. Augmentée? Ceci est une autre histoire, qui s’éloigne d’Aujoud’hui, 15 février. Voici toutefois, pour qui cela intéresserait, ce que dit de cette transformation, Leonard J. Shustek dans Programming the Eniac: an example of why computer history is hard.

Et l’ordinateur fut libre!

Le 26/07/1947, Eckert et Mauchly déposent une demande de brevet sur l’ENIAC. 17 ans plus tard (!), le 04/02/1964, le brevet US 3,120,606 pour l’Electronic Numerical Integrator And Computer est délivré.

Le 19/10/1973, au terme du procès fleuve Honeywell Inc. v. Sperry rand Corp., et al., le juge Larson déclare le brevet invalide. « Eckert and Mauchly did not themselves first invent the automatic electronic digital computer, but instead derived that subject matter from one Dr. John Vincent Atanasoff » et son Atanasoff–Berry Computer (ABC, 1942). La justice a tranché, mais la controverse du premier ordinateur électronique demeure.

Une question me taraude. Pourquoi John Vincent Atanasoff (1903-1995) n’a-t-il pas mené à termes ses démarches pour breveter l’ABC? Enigme sur laquelle je me suis penchée, à suivre dans les mois à venir.

L’ordinateur, une des grandes inventions du XXe siècle, entre dans le domaine public; les portes de la liberté de créer, d’innover sont déverrouillées! Gordon Bell qualifiera ce jugement de « désinvention » de l’ordinateur.

A l’époque, la publication du jugement de cette affaire fondatrice passa incognito, écartée par le « Saturday Night Massacre » et le scandale du Watergate.

Que sont devenus les mastodontes?

Un indice: le microprocesseur.

Je vous invite à flâner sur la page Mémoires vives et le site et smaky.ch, pour découvrir quelques pages et images de cette toute jeune histoire de l’informatique, de la culture numérique, et du jeu vidéo, patrimoine culturel de Suisse et d’ailleurs. Des visites guidées du Musée Bolo sont possibles, une occasion unique d’en apprendre davantage, grâce à la passionnante exposition Disparition programmée, sur la réduction de la taille des ordinateurs, par exemple!

Pour aller plus loin

La question de savoir à qui revient la palme du premier ordinateur électronique est subtile, et discutée, voici quelques ressources de départ, pour qui souhaiterait creuser ce sujet :

Leonard J. Shustek, Programming the Eniac: an example of why computer history is hard, CHM Blog – 18/05/2016

John Vincent Atanasoff and the birth of electronic digital computing, site web Iowa State University, Department of Computer Science

Jeremy M. Norman, Key Developments concerning the ENIAC patent, the patent on the general purpose electronic digital computer, site web history of information.com (très nombreuses références)

Appoline Raposo de Barbosa, Vincent Keller, L’EPFL et les superordinateurs : trente ans d’histoire, Flash Informatique EPFL, 2013 N°7 (décembre)

Kathy Kleiman, The Computers: The Remarkable Story of the ENIAC Programmers, 2016 (documentaire)

Claire L. Evans, Broad Band, The untold story of the women who made the Internet, Portfolio/Penguin, 2018

Histoire des machines, l’ENIAC, site web Aconit Inria (France)

Allen Rose, Lightning strikes mathematics, Popular Science – 04/1946

T.R. Kennedy Jr., Electronics computer flashes answers, may speed engineeering – The New York Time, 15/02/1946

ENIAC, site web du Computer History Museum (USA)

ENIAC, Wikipedia (fr)

ENIAC, Wikipedia (en)

Emmanuel Lazard, Pierre Mounier-Kuhn, Histoire illustrée de l’informatique, EDP Sciences, 3e édition, 2022

Walter Isaacson, Les Innovateurs. Comment un groupe de génies, hackers et geeks a fait la révolution numérique, LGF/Le Livre de Poche, 2017

Ananyo Bhattacharya, John von Neumann. L’homme qui venait du futur, EPFL Presses, Ed. Quanto, 2023